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Belgique francophone : un pays musicalement colonisé

Claude Semal (photo Lara Herbinia)

Claude Semal (photo Lara Herbinia)

Deux textes du chanteur Claude Semal pour le prix d’un.

Le premier sur la Belgique, le second sur la France. Ils ont tout deux été publiés cette semaine sur son blog de Médiapart.
 
 
En Belgique francophone, trois multinationales mondiales du disque occupent 92% du marché musical. Un cas unique en Europe et dans le monde.

La crise du COVID-19 et ses deux mois de confinement ont eu, en Belgique francophone, une conséquence paradoxale.

La fermeture de tous les lieux de concerts et de spectacles a soudain rappelé aux média qu’il y avait, chez nous, des milliers d’artistes et de technicien.nes qui vivaient de la musique.

Jamais nous n’avons aussi peu joué.

Et pourtant, jamais l’on a autant collectivement parlé de nous.

Brusquement privées de tous revenus, nos professions elles-mêmes semblent subitement avoir redécouvert leur communauté de destin.

Et voilà que notre radio télévision publique (RTBF), qui avait pourtant fait de The Voice son navire amiral, redécouvre aussi soudainement le charme des productions locales.

Entre cinq et six heures du matin, certes – mais enfin, ne boudons pas notre plaisir.

On voit aussi ressurgir avec force, portée par de nouveaux intervenants, une des revendications historiques de FACIR (1) : l’augmentation du quota d’artistes autochtones diffusé.es sur les ondes nationales.

Pour rappel, la loi fixe aujourd’hui ce quota à 12% de productions « locales » pour les radios télévisions publiques. FACIR, avec l’ensemble du secteur musical, exige que ce quota soit hissé à 25%, comme c’est le cas par exemple en Flandre.

Précisons, pour ceux qui craindraient de voir nos antennes soudain envahies par les soumonces du Carnaval de Binche, que le législateur belge a une vision assez souple de ce qu’est une « production locale ».

Il faut et il suffit en effet pour cela que l’interprète OU le compositeur OU le producteur soit domicilié à Bruxelles ou en Wallonie.

Cela laisse la place à tous les styles musicaux et à toutes les origines.

Pourtant, chaque fois qu’on aborde cette question chez nous, on entend les mêmes glapissements outragés.

Comment ! Et la liberté des programmateurs ! Et la liberté du public ! Et la liberté des journalistes ! Vous voulez donc nous imposer ces petites choses belges que personne n’a envie d’entendre !

Et d’ailleurs, point Godwin, les cultures identitaires ont toujours fait le lit du fascisme.

Seize titres dans le Top-16 !

Je suis personnellement, comme artiste, comme spectateur et comme citoyen, un amateur acharné de libertés.

Et c’est précisément pour cela que je m’insurge contre la dictature d’un marché qui a colonisé chez nous jusqu’aux radios et télévisons publiques, en nous imposant ses propres valeurs, ses propres priorités et ses propres produits.

Oui, je dis bien colonisé, car la Belgique francophone importe aujourd’hui la quasi totalité de ses produits culturels.

Je m’étonne donc que, parmi tous ces amateurs de liberté, il y en ait si peu pour s’indigner d’une telle acculturation.

Plus de 70% de la musique MONDIALE est en effet produite et diffusée par trois multinationales du disque : Warner (l’américaine), Sony (la japonaise) et Universal (la française).

Bien sûr, il y a dans ce catalogue mondial des artistes formidables. Là n’est pas la question. La question, c’est qu’il y en a aussi ailleurs.

La majorité des pays du monde continuent donc à alimenter un marché intérieur, en s’appuyant à la fois sur un réseau d’artistes « locaux », et sur une langue véhiculaire « nationale ». Ce « marché intérieur » tourne généralement autour de 50% dans tous les grands pays européens.

Il est alimenté aussi bien par des producteurs « locaux » indépendants que par les filiales « nationales » des trois multinationales citées.

Et en Belgique, quelle est la situation ?

Elle est très différente au nord et au sud du pays.

En 2019, en Flandres, 37 titres du TOP-50 d’Ultratop ont été des productions de la Warner, de Sony ou d’Universal. Mais quatre producteurs indépendants occupent 26% du marché et placent neuf titres dans le TOP-20 (PIAS, CNR, Bright et V2).

A Bruxelles et en Wallonie, par contre, ces trois multinationales ont occupé seules les seize premières places du classement, et colonisé 46 des 50 titres du TOP-50 (92%, donc).

Ce rouleau compresseur domine totalement toute notre vie musicale et les média.

Cette situation est évidemment catastrophique pour les musicien.nes qui continuent à vivre et travailler à Bruxelles et en Wallonie (2).

Or si cette épidémie musicale a pu se propager chez nous avec une telle violence, c’est bien parce qu’elle a toujours su trouver, à tous les échelons de notre vie culturelle, les porteurs d’eau nécessaires pour lui servir inconsciemment la soupe.

En toute liberté, bien sûr.

Pour combattre une maladie, il faut d’abord la nommer, la reconnaître et la connaître. Changer de paradigme nécessitera donc d’abord une prise de conscience collective. Une véritable révolution dans les esprits et les comportements.

Puisse ce petit texte y contribuer.

 

LARME DU STREAM (le marché musical du disque en France)

Le survol du rapport annuel 2019 du SNEP français (Syndicat National des Editeurs Phonographiques) et du rapport mondial de l’IFPI, apporte quelques informations sur l’état de la musique en France et dans le monde.
 

Le marché mondial a augmenté de 8,2% en 2019 pour atteindre 20 milliards de $.

Le streaming a augmenté de 22,9 % et rapporte pour la première fois plus de la moitié de cette somme (56%).

Cette hausse est principalement due à l’augmentation des abonnés au streaming payant (qui sont aujourd’hui 341 millions, ce qui représente 42% du chiffre d’affaire mondial). Ce n’est pas une très bonne nouvelle pour les musicien.nes, car ces revenus « on line » profitent essentiellement aux plateformes de diffusion, aux producteurs et aux états (la TVA). Les droits générés pour les auteurs, les compositeurs et les interprètes par ces « clics » virtuels restent ridiculement bas.

Par ailleurs, le marché du disque continue à se rétracter (-5%), sauf au Japon.

Le poids des trois majors mondiales (Universal / Sony / Warner) écrase totalement le marché français. En 2019, elles trustent 173 des titres du TOP 200 des albums.

C’est également vrai pour le TOP 50 du jazz (80%) et de la musique classique (94%). Deux producteurs indépendants (Believe et Wagram) placent toutefois 25 titres dans le TOP 200, en produisant surtout du rap, de l’électro et des musiques urbaines.

La situation en France n’est toutefois pas du tout comparable à la Belgique.

D’abord parce que Universal est une firme française (et si le capital n’a pas vraiment de nationalité, les Français, eux, aiment leur langue).

Et ensuite, parce que les filiales françaises de Sony et Warner produisent, elles aussi, de nombreux artistes locaux. 19 morceaux du TOP 20 sont ainsi chantés en français.

A cet égard, la France est un empire. La Belgique, une colonie.

La langue française est plébiscitée par le public français, à rebours des programmateurs, qui privilégient plutôt l’anglophilie mondiale.

En effet, alors que le français ne représente que 42% des titres en radio (deux petits points au-dessus des quotas, qui en imposent un minimum de 40%), il atteint, grâce au public, 71% des chargements en streaming audio et 84% des titres en streaming vidéo !

Avis aux programmateurs belges qui se la jouent Brussels Twenty-One über Alles.

La proportion de femmes parmi les artistes français.es exporté.es est de 50% en chanson, de 44% en pop, de 14% en musiques urbaines et de… 0% en électro et en jazz !! Comme quoi, certains semblent confondre les septièmes diminués et le rugby.

Et encore : il y a des femmes qui jouent au rugby.

Une modification du règlement des quotas en France en 2016 a permis, en trois ans, une augmentation de 23% du nombre d’artistes francophones programmés, et une hausse de 41% des titres francophones qui tournent dans les « playlists ».

Ce qui montre l’importance des « sous-quotas » sur les ondes, qui favorisent l’émergence de nouveaux talents et une certaine diversité musicale.

La notion de « disque d’or » a fortement évolué au fil du temps.

Il fallait, pour l’obtenir, vendre 500.000 « singles » en 1973, 250.000 en 1991 et… 75.000 en 2013.

Depuis 2018, un « disque d’or » récompense 15.000.000 de « clics » en streaming, au terme d’une curieuse équivalence où 1 téléchargement vaut 150 « stream » et un « vrai » CD vendu … 1500 ! Voilà donc de nouveaux « disques d’or » à 10.000 CD vendus.

Comme quoi, il n’y a pas que la musique qui semble devenir immatérielle.

Nous, on s’en fout : il nous reste les pralines Léonidas et les médailles en chocolat.

 

(1) Prononcez « FAKIR » : Fédération des Auteurs Compositeurs Interprètes Réunis. www.facir.be .

(2) A l’exception bien sûr des rares artistes belges qui, comme Angèle, sont produit.es par une des trois « géantes

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