Off Avignon 2025, Les Grandes Gueules, ivres de la jongle
Les Grandes Gueules – Photos Bruno Lecossois
13 Juillet 2025, Avignon, Théâtre Notre-Dame
par Franck Halimi
Ça fait 30 ans que le groupe vocal montpelliérain Les Grandes Gueules m’en met plein la mienne à chacune de ses nouvelles expériences vocales. Et cette année ne déroge pas à la règle : présenté, comme depuis belle lurette dans le Off au Théâtre Notre-Dame, son nouveau spectacle « Jongleurs de sons » nous fait, une fois encore, voyager de surprise en émerveillement, sur le fil de soi(e) de sa créativité magnétique.
Car, d’emblée, les quatre chanteurs nous envoûtent les esgourdes avec l’une des plus belles chansons du répertoire de la chanson francophone signée Bernard Dimey & Henri Salvador, Syracuse. En effet, Bruno Lecossois (le sensible et malin créateur du groupe) a pondu un arrangement aux petits oignons permettant au spectateur d’appareiller pour une traversée au long cours, qui sera à la fois géographique et intérieure.
Cette odyssée en douce heure va donc s’appuyer sur des poèmes de Charles Baudelaire et Henri Michaux. Car ces deux arpenteurs du réel ont pour point commun d’avoir également su bourlinguer élégamment dans des imaginaires fertiles et créatifs leur permettant de tisser ce qu’ils ont vu et vécu avec ce qu’ils ont rêvé et extravagué. « Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile ! / Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons, / Passer sur nos esprits, tendus comme une toile / Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons. » (« Le voyage », Charles Baudelaire)
Mélodies et arrangements ô combien savants de 2025 viennent donc à la rencontre des plumes ciselées et précises d’auteurs des 19e et 20e siècles. « De plus, nous sommes arrivés aux portes de la Ville / De la Ville-qui-compte / Nous y sommes, il nʼy a pas de doute / Cʼest elle. Cʼest bien elle / Ce que nous avons souffert pour arriver… et pour partir / Se désenlacer lentement, en fraude, des bras de lʼarrière… »(Nous autres, Henri Michaux) Et puis, magnifiées par le travail d’orfèvre de leur ingénieux du son Félix Lecossois (le son de ce groupe est stupéfiant!), les touchantes et attachantes voix d’Amandine Roques, Victoria Rummler, Bruno Lecossois et Kevin Norwood peuvent alors sculpter l’espace de la Salle Noire du Notre-Dame, pour offrir un écrin musical sans pareil à ces colliers de mots aussi précieux qu’imagés, les élevant ainsi dans une dimension musicale qui les transcende et les rende limpides. Mais, comme nous ne sommes pas juste en train d’écouter un disque, il est également légitime de surligner le subtil travail des corps et de leurs déplacements au plateau (et les images qui en résultent), grâce à la mise scène épurée de Dominique Ratonnat.
Vous aurez donc compris que ce que le spectateur entend et voit au final résulte d’un travail monumental, qui tient autant de la rigueur mathématique que de la créativité la plus folle. Et que, en ayant su les articuler avec ces ingrédients vitaux du spectacle (encore) vivant que sont la liberté, le plaisir, le partage et l’amour, Les Grandes Gueules parviennent à en faire un miracle de spectacle accessible à tous les publics.
Car de toute cette complexité (qui, ainsi décrite, pourrait faire peur à celui qui ne connaît pas le quatuor vocal) naissent des univers alternativement émerveillés ou désenchantés. Lesquels prennent des tonalités pop, jazz, chanson, rock ou ballade, en (dé)mesure de susciter des émotions profondes ou de faire bouger son corps à tout-un-chacunE. Et nul besoin d’avoir l’ouïe de finesse pour saisir la portée de cette invitation au voyage baudelairienne. Périple durant lequel, contrairement à ce que le public entonne volontiers de concert avec les chanteurs (« Là, tout n’est qu’ordre et beauté / Luxe, calme et volupté. »), il peut se retrouver à avoir le diable au corps et à taper de façon irrépressible des mains et des pieds pour accompagner la folle énergie déployée par les onomatopées impayables du Boboléro ! d’un Ravel survitaminé et sûr-vite animé !
C’est pourquoi, même si on ne saurait nier que ces quatre-là sont d’authentiques Grandes Gueules capables de couvrir plusieurs lèvres à la voix, il faut bien reconnaître que, par leur précision et leur délicatesse, ces véritables entomologistes de la polyphonie vocale rendent à ces arts que sont les chants du voyage le plus bel hommage qui soit. Même si, pour clôturer le spectacle, leur dernière « poézique“ tend à les faire disparaître élégamment dans une dernière pirouette : « Je ne ricane plus, je ne souris plus / Je ne baisse plus les yeux ni ne les lève / Je ne les frotte même plus, je ne dors pas / Je veille comme une pierre sans son ombre / Et je suis transparent comme le temps : Je vis comme vivent les nuages et la fumée / Je m’efface et jusqu’aux dernières traces. » (Rien, Philippe Soupault). Ce merveilleux voyage qu’est « Jongleurs de sons » nous laisse donc éblouis et heureux, mais avec une étrange sensation de désenchantement sur ce que l’intelligence de l’homme peut faire subir à ses semblables si différents. Et une question advient alors : la beauté saurait-elle prendre le pas sur le désenchantement ?…
Les Grandes Gueules (a capella), Jongleurs de sons - Théâtre Notre-Dame (13 à 17 rue du Collège d’Annecy) du 05 au 26 juillet 2025 à 11H (relâche les mardis 8, 15 et 22 juillet). Le site des Grandes Gueules, c’est ici. ce que NosEnchanteurs a déjà dit d’eux, c’est là. On les retrouve en concert à partir d’Août avec leur répertoire Salvador.
Extraits de Poézique en concert, 2019 


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