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Jean Ferrat : « Chanson française et diversité culturelle »

Voici, pour ceux qui ne la connaissent pas ou ne s’en souviennent plus, une tribune libre de Jean Ferrat, en mai 2004 dans les colonnes du Monde diplomatique. La situation que décrit Ferrat s’est depuis encore détériorée.

Chanson française et diversité culturelle

« Il ne s’agit pas d’un postulat : la connaissance de la chanson française que j’ai depuis plusieurs années et celle de rapports et d’études de syndicats et d’organisations professionnelles m’ont poussé aux conclusions suivantes.
Tout d’abord j’ai la conviction qu’on ne peut rien comprendre à ce qui se passe dans la chanson française si l’on ne tient pas compte avant tout de quelques données incontestables : d’après un rapport de la Société des auteurs compositeurs et éditeurs de musique (Sacem) paru fin 2002, le nombre d’interprètes français qui sont passés sur les ondes, toutes radios confondues, entre 1996 et 2000 a été divisé par quatre ! Et, pour le quart restant, voici d’après une enquête du Figaro Entreprise du 10 janvier 2003 le nombre de passages radio des cinq premiers pour l’année 2002 :
– Jean-Jacques Goldman : 37 200 passages (plus de 100 par jour) ;
– Gérald de Palmas : 28 700 passages ;
– Pascal Obispo : 14 800 passages sur un titre ;
– Johnny  Hallyday: 12 900 passages ;
– Renaud et Axelle Red : 14 800 passages sur un titre.
Dans la même période, sur les cinquante titres les plus programmés, quarante-deux ont bénéficié de campagnes publicitaires des producteurs atteignant parfois plusieurs millions (en francs).
Le nombre de titres différents diffusés est passé en quatre ans de 56 300 à 24 400, soit une diminution de 60 %. Tous ces chiffres ont une signification : ils traduisent de façon éloquente la mainmise écrasante de cinq multinationales du disque dans les domaines de la production de la diffusion et, en dernier lieu, de la distribution.

Du Gold-man jusqu’à la lie… (photos DR)

« Jamais, écrit l’Union des producteurs phonographiques indépendants (UFPI), le décalage n’a été aussi grand entre la diversité de la production phonographique et la frilosité des médias. »
Mais pour quelles raisons les radios mènent-elles cette politique ? Il y a bien sûr, en premier lieu, l’accélération des phénomènes de concentrations verticales (entente producteur-diffuseur), mais aussi une autre raison : plus les radios « matraquent » le même titre, plus elles font des « tubes ». Plus elles font des « tubes », plus elles ont d’écoute. Plus elles ont d’écoute, plus elles ont de « pub » et plus elles ont de « pub », plus elles font de profit.
C’est ainsi qu’un certain nombre d’artistes, soutenus par ces grands monopoles de production, envahissent les médias avec une telle force (et sans qu’ils soient responsables eux-mêmes de ce phénomène) qu’il n’y a plus de place pour les autres. La « libre entreprise » des marchés dans le domaine de la chanson conduit à un appauvrissement dramatique de la diversité culturelle : elle met en cause l’existence même de la liberté d’expression pour la très grande majorité des artistes français.
Mais je voudrais abandonner un instant l’univers des chiffres pour vous expliquer les motivations qui m’ont poussé, depuis deux ans, à intervenir sur ce sujet. C’est que j’ai découvert des artistes qui chantaient parfois depuis longtemps, des gens magnifiques, au talent remarquable, mais que le grand public ignore totalement car ils ne sont jamais passés régulièrement dans aucun média. J’ai déjà cité le nom de certains : Allain Leprest, Bernard Joyet, Christian Paccoud, Philippe Forcioli, Michel Arbatz, Michèle Bernard, mais il y en a des dizaines d’autres, tous pratiquant ce que j’appellerai la « Chanson de parole » – du nom du festival de Barjac – ou la chanson artisanale, tous victimes d’une injustice inacceptable.
Certains d’entre eux semblent avoir pris leur parti de cette situation. Alors ils œuvrent dans des petits lieux – cafés, restaurants, cabarets, festivals – en touchant un certain public qui les suit, mais qui, le plus souvent, ne leur permet pas de vivre dans des conditions acceptables, sans parler de la frustration éprouvée devant ce manque de reconnaissance.
Il leur arrive aussi d’être dans l’obligation de « passer le chapeau », retrouvant ainsi, dans les conditions d’exercice de leur métier, la situation du XIXe siècle ! Nous nous étions pourtant battus, avec mes amis du Syndicat français des auteurs, pendant des années, pour que les cachets minimaux, en particulier dans les médias, soient appliqués sans contestation. Il paraît qu’aujourd’hui, lorsqu’un artiste est assez téméraire pour oser demander la même chose, on le regarde comme s’il proférait des injures !
De cette situation il résulte que la nouvelle réglementation visant les intermittents est particulièrement injuste, car elle touche en premier les plus défavorisés d’entre eux. Il est juste de mentionner aussi que, même dans ces conditions, un certain nombre d’artistes arrivent malgré tout à atteindre une grande notoriété (souvent provisoire). Des exceptions qui confirment la règle.
Depuis deux ans, je suis donc intervenu à plusieurs reprises dans les médias pour alerter les responsables. L’ancien ministre de la culture, M. Jean-Jacques Aillagon, m’écrivait en mars 2003 : « Cette situation me préoccupe autant que vous. J’ai, à cet effet, engagé l’élaboration d’un code de bonne conduite entre les radios et les producteurs privés et la mise en place d’un observatoire de la diversité musicale… »
A l’heure actuelle, cet « observatoire » doit toujours être en train d’ »observer », car j’attends encore le résultat de ces « observations ». Quant au « code de bonne conduite », il paraît que, sous l’égide du ministère de la culture, un projet d’accord – qui officialiserait la chose – aurait été rédigé, provoquant les réactions immédiates du Syndicat national des auteurs et des compositeurs (SNAC) et de l’Union nationale des auteurs et des compositeurs (UNAC) : « Nous sommes particulièrement choqués qu’un tel accord puisse être signé, entérinant ainsi des pratiques commerciales… que nous contestons absolument. » Il est significatif qu’aucun représentant des artistes, auteurs et interprètes ne participait à ces réunions. Et l’on en comprend les raisons puisqu’il s’agit du phénomène gravissime des ententes verticales entre les grandes industries de production de disques alliées à celles de la communication qui seraient autorisées et porteraient ainsi un coup mortel à la diversité culturelle !
Je n’entrerai pas ici dans le détail des mesures possibles pour remédier à la situation présente. Il en existe de nombreuses, proposées par les organisations professionnelles. Personnellement, je suis persuadé que les législateurs ou leurs représentants sont seuls capables d’établir les réglementations nécessaires pour assurer le pluralisme indispensable à l’exercice de notre démocratie.
Il y a eu à Paris, du 2 au 4 février 2003, une rencontre capitale de cent organisations culturelles internationales sur la nécessité de reconnaître la notion de diversité culturelle en France, mais aussi en Europe et dans tous les autres pays. Cette réunion fera date, car elle a montré que, sur le plan mondial, les professionnels réagissaient de manière très forte. Un comité de suivi a été mis en place, les réponses du ministre français de la culture et du président de la République, M. Jacques Chirac, ont été sans équivoque, totalement favorables à l’établissement, sur le plan légal international, d’une reconnaissance de cette diversité culturelle. C’est ainsi qu’à l’automne 2003 l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) s’est emparée du problème afin d’établir un texte qui, face aux règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), pourrait servir de base légale. Il est réconfortant de voir cette mobilisation des gens de culture pour affirmer que les produits culturels ne sont pas que des marchandises et que la diversité culturelle est un des points fondamentaux des droits humains et de la liberté.
Encore faut-il qu’en France les pouvoirs publics prennent les mesures indispensables pour la rendre possible. Non seulement dans le domaine de la chanson mais aussi dans toute l’étendue du champ culturel. Et c’est là que se posent les questions fondamentales. Quelle est la volonté du ministre de la culture et de l’Etat de mettre un frein à l’appétit dévorant d’une poignée de sociétés multinationales des industries culturelles et de la communication ? Ne nous trouvons-nous pas devant une crise idéologique majeure entre la soumission ou la résistance au marché ? Donc politique.
Je crains qu’à l’heure actuelle la soumission soit plutôt de mise, réduisant à néant les intentions affirmées par nos dirigeants. Je suis persuadé qu’il appartient à la gauche de s’emparer de cette question et d’en faire un point phare de son programme futur. »
Jean Ferrat

2 Réponses à Jean Ferrat : « Chanson française et diversité culturelle »

  1. florealanar 22 juillet 2011 à 9 h 44 min

    Au risque de toucher au sacré, j’ose dire que s’il est pertinent, l’article de Jean Ferrat reproduit ici arrivait tout de même beaucoup trop tard. La politique culturelle qui a consisté à favoriser le show-biz, l’industrie culturelle, les marchands, dans le même temps où nombre de petites salles et de chanteurs hors variétoches disparaissaient, avait déjà, au moment où il fut rédigé, de très longues années d’existence derrière elle. Sur le sujet, le seul, pratiquement, à avoir dénoncé inlassablement cet état de fait aura été Jacques Bertin, bien longtemps avant Ferrat, à travers ses nombreuses chroniques parues dans le journal « Politis » ou ailleurs. D’autre part, la tribune libre de Jean Ferrat n’est pas seulement tardive, mais aussi incomplète. Son appel final lancé à la gauche de s’emparer de la question lui permet précisément d’occulter l’immense responsabilité de ladite gauche dans ce désastre, à cause de la politique lamentable suivie en la matière durant les années où elle fut au pouvoir, et dont ce guignol de Jack Lang reste le vivant symbole.

    Réponse : Je suis d’accord avec vous sur toute la ligne, m’sieur Florealanar. Et, à mon tour, conseille la lecture des écrits de Jacques Bertin, notamment ceux sur la chanson rassemblés dans le livre « Reviens, Draïssi ! » aux éditions La Condotière, à Nantes, paru en 2006. C’est intelligent, souvent remarquable, très bien écrit, et jouissif. On peut le commander, je pense, sur le site de Jacques Bertin. MK

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  2. hourrahjean 7 septembre 2011 à 10 h 54 min

    je ne sais s’il y eu d’autres articles auparavant de la part de Jean Ferrat, cependant sa démarche consistant à défendre la chanson française ne date pas d’hier et est bien antérieure a 2003

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