Bülher et l’objet d’art idéal qu’est la chanson

S’il a presque deux ans (avril 2011), ce livre n’a pas vraiment de date de péremption. C’est un ouvrage utile, salutaire à tout amateur de chanson : il devrait faire partie de la bibliothèque rudimentaire indispensable à tout lecteur de NosEnchanteurs. Ce livre est né d’un coup de gueule, incompétence et irresponsabilité d’une radio suisse francophone (on a les mêmes en France, en Belgique, au Québec sans doute aussi) : pour le coup on dit merci à cette radio qui a mis Bühler à son ordinateur, tapant de rage sur son clavier, à nous pondre un essai assez jubilatoire sur la chanson,objet d’art idéal, le « plus petit produit culturel » qui soit, autonome, qui n’a besoin d’aucun support pour vivre, infiniment portable et donc pratique, qu’on peut « mettre au fond de votre mémoire, l’emmener partout et la faire renaître au moment que vous choisirez. »

Bühler tente de comprendre l’incompréhensible : pourquoi la chanson est-elle traitée ainsi ? « Si la formule de Gainsbourg sur l’« art mineur » a pareillement fait florès, c’est peut-être parce que la chanson n’est pas un moyen d’expression excessivement prisé, ou pratiqué, par les élites, par ceux qui font l’opinion. » D’hier à aujourd’hui, Bühler tente de resituer la chanson dans son époque, de comprendre depuis quand elle a déserté notre pratique quotidienne. Depuis la disparition des bars où, en fin de journée à l’heure de l’apéro, après une belle journée de labeur, après quelques verres, quelques bons mots, quelques rires, Marcel en entonnait une, qu’on rejoignait au couplet ? La société à-t-elle changée à ce point, et la chanson perdue son utilité sociale ?

Lire Bühler est croustillant parce que son propos se nourrit de mille anecdotes, notamment celles, sensibles, puisées dans son enfance, quand on chantait en famille, quand avec son frère il allait s’acheter des disques de Brassens… On lit Bühler avec en tête sa grosse voix, si chaleureuse, et si colère parfois. Notre helvète nourrit sa démonstration de chiffres, de pourcentages, de tableaux de diffusion de chansons, celles romandes et francophones, celles en anglais, en yaourt, de par chez lui. Et ça fait froid dans le dos. Qu’on se rassure en se disant qu’on a les mêmes à la maison, que ce formidable outil de communication, de bien-être et de bien-être qu’est la chanson, cette clé à molette de la vie, est aussi sûrement malmené chez lui que chez nous. Enfin, « se rassurer » n’est peut-être pas le terme le mieux choisit. Et qu’il nous faut ensemble faire que cet art de vivre ne sombre pas. « Qui n’a jamais chanté n’a pas vécu » rappelle Bühler au terme de son essai. Serait-donc que nous allons cesser de vivre ?

Michel Bühler, La chanson est une clef à molette, 238 pages, 2011, Bernard Campiche éditeur.