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Livre, disques, coffret, scène : tout Lavilliers (ou presque)

IMG-3374b,medium_large.1506963954Y a-t-il encore un pilote dans l’entreprise Lavilliers ? En cette fin d’année 2018, la communication faite autour du chanteur peut sembler schizophrène. Notre Nanar en a tant et tant raconté, ces quarante dernières années, que notre religion était faite. Celle du surhomme aventurier ayant le don d’ubiquité, capable en simultané de lutter contre la dictature au Brésil (pas la nouvelle mais celle, militaire, des années soixante !) et de devenir tourneur dans une fabrique d’armes, acteur et chanteur à Saint-Etienne, d’être enfermé dans des QHS qui n’existent pas encore, d’être boxeur pour rupins, gangster du côté de la Canebière, de tout faire. Les Fatals Picards l’ont chanté bien mieux que moi.

On ne peut donc être surpris de la nouvelle biographie officielle ©2018 (lire ci-dessous cette biographie dans les commentaires) de Lavilliers, publiée récemment sur le site d’Universal sous la plume de Benjamin D’Alguerre : là, c’est encore toute la légende de Bernard Lavilliers qui s’y étale, dans ses pires clichés et plus encore, tant que ça prête à rire.

5bf6915163806On le sera par contre de cette autre biographie, imprimée en guise de livret de ce coffret de 14 albums originaux sorti en décembre 2018. Car, hors des disques que peu ou prou nous connaissons tous, que nous apprécions, c’est bien ce livret qui retiendra notre intérêt. Cette bio-là est comme l’anti-biographie de Lavilliers. Où la légende, désormais inutile et aux secrets éventés, s’efface enfin pour laisser place à l’artiste, au grand artiste qu’est Lavilliers, qui, à 72 ans, n’a plus besoin de farder la réalité, de s’inventer des vies, pour désormais exister. Plus de Brésil, plus de maison de correction, de boxe pro et de prisons qui de toute façon n’ont jamais existé. Plus de pègre à Marseille, de QHS à Metz, plus rien, plus d’artifice, plus de béquille. Rien que la dignité d’un artiste de premier plan à l’œuvre importante, gigantesque.

Schizophrénie, donc, comme si Lavilliers et son entourage hésitaient encore entre la légende et le réel et, incapables de choisir, laissaient cohabiter les deux, dans la plus parfaite dissonance. Ou plutôt comme si deux directions, deux clans s’opposaient, deux logiques s’affrontaient, tirant l’une dans un sens l’une dans l’autre. Les orthodoxes pour qui la fantaisiste légende doit toujours tenir lieu de dogme. Et les modernes qui se débarrassent de ces encombrants et ridicules oripeaux. Le livret tiré du coffret étant maquetté par Sophie Chevallier, l’épouse de Bernard Lavilliers, on s’imagine que celle-ci n’est pas étrangère à cette intelligente mutation.

Dois-je dire qu’à la lecture de ce livret, je découvre des informations que je ne connaissais que par la lecture du livre Les vies liées de Lavilliers… (1)

A bien y regarder, même cette non-intégrale qu’est ce coffret de 14 disques originaux, peut aussi être une information en soi. 14 disques sur… 21 ! 14 parce que les coffrets à prix économique édités par Universal comportent tous 14 disques : il a donc fallu faire un choix. Exit les deux premiers de 1968 et de 1972 ! Exit aussi, et c’est plus étonnant, le magnifique Etat d’urgence (1982, cet album contient le fameux Idées noires, chanté en duo avec Nicoletta), Tout est permis rien n’est possible (1984), Solo (1991), Clair-Obscur (1997), Samedi soir à Beyrouth (2007). Notons que Etat d’urgence et Samedi soir à Beyrouth rassemblent tous deux nombre de ressemblances caractérisées (c’est le terme qui prévaut à la Sacem pour désigner des plagiats), voire de contrefaçons comme l’est Saignée (dans l’album Etat d’urgence).

CE LIVRE COMME UNE DETTE… Son nouveau livre paru en septembre 2018, Je n’ai pas une minute à perdre, je vis est un (très beau) recueil d’une centaine de ses chansons, choisies par lui, accompagnées de photos. Des chansons incontournables de toutes sensibilités écrites entre 1970 et aujourd’hui. « A travers les mots de Bernard Lavilliers, on voyage dans le paysage poétique qui a nourri son imaginaire, celui de Cendrars, Prévert, Aragon, Apollinaire, Villon, Vian, Verlaine, Rimbaud » lit-on sur le prière d’insérer. Outre le fait qu’il succède aux deux tomes de ses textes de chansons publiés précédemment chez Christian-Pirot éditeur et désormais introuvables (la collection comme la maison d’édition se sont arrêtées au décès de Pirot), il se veut réparer une promesse non tenue par Lavilliers au Cherche-Midi. Lavilliers avait donné son accord pour un livre de mémoire dans la collection Autoportraits imprévus chez cet éditeur. Le titre ? Bernard Lavilliers par lui-même, réalisé en collaboration avec un journaliste-écrivain et biographe de renom. Après la sortie du livre Les vies liées de Lavilliers, nous allions enfin connaître sa version, son autobiographie. Mais après une première rencontre avec le journaliste pressenti, la seconde ne se fera jamais : Lavilliers sèche le rendez-vous. Il ne veut pas travailler avec lui. Mais une promesse est une dette, et Lavilliers s’en acquitte des années plus tard auprès de l’éditeur en lui confiant sa sélection de texte, que le directeur de collection Jean-Pierre Liégeois préface.

CE LIVRE COMME UNE DETTE…
Son nouveau livre paru en septembre 2018, Je n’ai pas une minute à perdre, je vis est un (très beau) recueil d’une petite centaine de ses chansons, choisies par lui, accompagnées de photos. Des chansons incontournables de toutes sensibilités écrites entre 1970 et aujourd’hui. « A travers les mots de Bernard Lavilliers, on voyage dans le paysage poétique qui a nourri son imaginaire, celui de Cendrars, Prévert, Aragon, Apollinaire, Villon, Vian, Verlaine, Rimbaud » lit-on sur le prière d’insérer. Outre le fait qu’il succède aux deux tomes de ses textes de chansons publiés précédemment chez Christian-Pirot éditeur et désormais introuvables (la collection comme la maison d’édition se sont arrêtées au décès de Pirot), il se veut réparer une promesse non tenue par Lavilliers au Cherche-Midi. Lavilliers avait donné son accord pour un livre de mémoire dans la collection Autoportraits imprévus chez cet éditeur. Le titre ? Bernard Lavilliers par lui-même, réalisé en collaboration avec un journaliste-écrivain et biographe de renom. Après la sortie du livre Les vies liées de Lavilliers (en 2010 chez Flammarion), nous allions enfin connaître sa version, son autobiographie. Mais après une première rencontre avec le journaliste pressenti, la seconde ne se fera jamais : Lavilliers sèche le rendez-vous. Il ne veut pas travailler avec lui. Mais une promesse est une dette, et Lavilliers s’en acquitte des années plus tard auprès de l’éditeur en lui confiant sa sélection de textes. Michel Kemper

En septembre dernier était sorti un livre, Je n’ai pas une minute à perdre je vis, au Cherche-Midi éditeur. En fait un recueil de paroles de chansons mises en pages et en typographie par Sophie Chevallier. Elégant et beau livre, au moins rare sinon unique dans le milieu de la chanson. « Ceci n’est pas un livre. C’est-à-dire que ce n’est en rien un livre ordinaire. C’est un ouvrage en abyme : derrière les mots nus, les vibrations de la poésie : au surplomb de la lave poétique, la fureur de la musique ; aux racines de la musique, les soubresauts de la vie… » comme l’écrit Jean-Paul Liégeois dans sa préface. Avec la reprise de seulement 91 chansons (Les couteaux de la ville et La malédiction du voyageur parus chez Christian-Pirot en 2004 en rassemblaient, eux, 179 !), ce n’est qu’un rapide et très partiel survol de l’œuvre de Lavilliers. Mais là n’était sans doute pas l’objet de ce livre. Outre de s’acquitter d’une dette (lire ci-contre), il met en lumière le travail de Sophie Chevallier-Lavilliers comme graphiste : « Elle avait déjà fait des affiches avec des proverbes, et j’avais trouvé ça super beau. Je me suis dit : pourquoi pas des affiches avec mes textes dans un bouquin ? Je trouvais que c’était une bonne idée, car la plupart du temps, l’éditeur n’en a rien à foutre de la mise en page. C’est un mélange entre son talent et le mien, et ça permet de voir, chronologiquement, comment mon écriture évolue. »
Michel Kemper

 

Bernard Lavilliers, Je n’ai pas une minute à perdre je vis, Cherche-Midi 2018, 25 euros ; 14 albums originaux, coffret Barclay/Universal 2018 (prix indicatif 42,99 euros)

(1) Michel Kemper, Les vies liées de Lavilliers, Flammarion 2010.

Photos de Bernard Lavilliers par Vincent Capraro, c’est ici. Ce que NosEnchanteurs a déjà dit de Bernard Lavilliers, c’est ici. Et des Vies liées de Lavilliers, c’est là.

 

Un soir d’automne 2018,  Halle de Martigues,
par Catherine Laugier

Les grandes salles où l’on voit l’artiste comme un petit poucet, même au premier rang d’un balcon au prix maximum – la Halle de Martigues occupe 9500 m2 et peut recevoir jusqu’à 9000 spectateurs –  et sans même un écran grossissant permettant de voir ses expressions, je vous l’ai déjà dit, ce n’est pas ma tasse de thé.
Mais quand la tournée des cinquante ans de carrière passe non loin de chez vous, près de s’achever, on ne peut que se précipiter. Cinquante ans…Lavilliers refuse toujours ce décompte. Pour lui, la vie a commencé une fois qu’il a eu bâti sa légende, et gagné sa vie avec son art, il ne se reconnaît pas dans ce jeune homme un peu engoncé au répertoire très rive-gauche de ses vingt ans. Son mentor Léo Ferré, il ne l’assume que glorieux, engagé, anarchiste. Incarnant la pensée d’Aragon : « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? » .
C’est donc quarante ans d’aventures et d’engagement qu’il a choisi de  nous donner dans cette tournée achevée fin 2018.

Il y reste le militant anarchiste plutôt radical qu’il se revendique, le « chanteur des causes perdues sur des rythmes tropicaux » – nom de son album de 2010 dont il donnera L’exilé : « Capitale douceur Paris je dormais dans tes bras / Capitale violence aussi je n’te reconnais pas (…) Plus rester, plus partir, plus rêver, en finir / Naufragé solitaire exilé volontaire  ». Celui qui parle, chante, pour ceux qui n’ont rien, travaillent ou chôment, perdant jusqu’à leur dernière dignité, leurs Mains d’or, et s’en prennent plein la gueule sans oser rien dire.

Veine qu’il a continué à travailler dans son dernier album, mais sur des rythmes plus sombres, avec une vision plus politique, mais aussi poétique, dénonçant les absurdités du monde capitaliste qui détruit les hommes, Bon pour la casse, vide les villes, Charleroi comme Saint-Etienne, «J’ai l’impression qu’elle raccourcit », Paris la grise : « un refrain d’avant / Qui n’existe plus que dans les vieux films / Quand le paradis avait des enfants » et repousse les hommes « Et la mer engloutit, dans un rouleau d’écume, mon chant et puis ma voix » (Croisières méditerranéennes).
Déjà, il y a quatorze ans, il nous dressait un Etat des lieux que les politiques s’entêtent à ignorer : « Je vois des océans couleur d’encre / Je vois des poissons irradiés / Je vois des canicules hallucinantes / Toutes ces villes inondées ». Et c’est à nous qu’il s’adresse aussi par la voix de Nâzım Hikmet (Scorpion): « Quand le bourreau lève son bâton / Tu te hâtes de rentrer dans le troupeau / Et tu vas a l’abattoir / En courant presque fier ».

Lavilliers huma 2018 webNoir et blanc parle d’apartheid jusqu’à la mort, c’est aussi la chanson dont on reprend avec ferveur, dans un moment de grâce, les plus beaux mots qu’on ait pu écrire sur la musique et les humains : « La musique a parfois des accords majeurs / Qui font rire les enfants mais pas les dictateurs / De n´importe quel pays, de n´importe quelle couleur / La musique est un cri qui vient de l’intérieur. » 

Seule reprise des années 70, Les aventures extraordinaires d’un billet de banque, dit plutôt que chanté est une scène de film entre Lautner et Boris Vian où les voyous auraient  des prétentions à renverser l’ordre du monde « Je suis le pouvoir d’achat / Je suis celui qui décomplexe / Je suis le dernier réflexe / Qu’on n’est pas près d’oublier » .

Finalement assez peu de chansons de sentiments personnels dans le parcours de Lavilliers : le manque d’amour donne des Idées noires à la femme qui hurle « J’veux m’enfuir, tu ne penses qu’à toi / J’veux m’enfuir, tout seul tu finiras ». Et la solitude sauvage du héros qui se dit du Clan Mongol, une chanson atypique de 1983 (l’album oublié, Etat d’urgence) fait peur : «Es-tu prêt à mourir demain ?/ Es-tu prêt à partir si vite ? »

A plus de 70 ans Lavilliers n’a rien perdu de sa prestance et de sa rage, et sa voix, grave, douce et chaleureuse, entraîne la foule presque aussi déchaînée que lui. Ses six musiciens, en formation rock complète, claviers, guitares, basse, batterie et violoncelle enrichis de cuivres s’en donnent tellement que l’on oublie vite la perfection d’un enregistrement studio pour l’émotion du  direct, du rock dur de Traffic, ou mélodique d’On the road again, au flamenco des Mains d’or, de la Salsa au Reggae de Stand the Ghetto des années 80
Lavilliers, conscient de la distance des spectateurs, fera un tour dans le public, tout en haut des dernières marches,  tout en nous chantant sa Muse cuivrée qu’il suivra s’il le faut jusqu’en Afrique .
Et pour nous consoler de l’éloignement, nous avons les jeux de lumière, véritable festival de formes et de couleurs.

Les chansons récentes qui sont déjà devenues des classiques sont jouées en alternance avec les anciennes, la décennie des années 90 étant absente. Cinq minutes au Paradis sera pratiquement chanté en entier, depuis cette dévorante Gloire de Pierre Seghers qui ouvre le concert : « Va de l’équateur aux tropiques / Arracher le bonheur des yeux / Va mon fils, bâtis, civilise / Et puis meurs comme à Épinal », jusqu’à l’Espoir qui le fermera – sans Jeanne Cherhal qui lui a tant apporté, mais avec une ferveur entière, seul à la guitare. La foule fait silence, dans un grand soleil d’émotion. 
Catherine LAUGIER

La gloire, Pau 2018 Image de prévisualisation YouTube
Le clan mongol, Besançon 2018Image de prévisualisation YouTube
Les aventures extraordinaires d’un billet de banque 2014Image de prévisualisation YouTube

3 Réponses à Livre, disques, coffret, scène : tout Lavilliers (ou presque)

  1. Mike 1 août 2019 à 14 h 39 min

    Bonjour Michel,

    Je viens de jeter un oeil sur la Bio Universal, le travail a été fait aussi de ce côté là, à priori…

    Répondre
  2. Michel Kemper 7 octobre 2019 à 18 h 08 min

    Puisqu’une nouvelle version s’y est substitué en cet été 2019 (c’est en fait le texte publié sur le coffret des 14 CD qui y est désormais repris, texte non signé qu’on doit à Sophie Chevalier, l’épouse de Lavilliers), voici la précédente (copie effectuée le 17 décembre 2018) sur le site Universal :

    Universal Music France

    Site officiel
    Bernard Lavilliers
    Nom de naissance Bernard Oulion
    Genre musical Musique africaine, Chanson française, Reggae, Rive gauche, Latino, Rock français, Chanson réaliste, Bossa nova, Chanson engagée, Salsa, Musiques du monde, Musique brésilienne, Poésie
    Années actives Depuis 1946
    Label
    Véritable enfant de la classe populaire, Bernard Lavilliers, est né Bernard Oulion le 7 octobre 1946 à Saint-Etienne. Enfant fragile (il s’est bien rattrapé ensuite), sa faible constitution oblige ses parents à déménager à la campagne. Puis, quelques années plus tard, c’est entre une cité HLM stéphanoise et une maison de correction qu’il fera ses premières armes, que ce soit guitare ou gant de boxe en main.

    D’abord apprenti dans un atelier de tournage de métaux, Bernard Lavilliers, qui rêve alors de cinéma ou de musique, commence à chanter dans les cabarets de Saint-Étienne, se créant une petite réputation locale. Mais, très bientôt, l’appel du large se fait le plus fort et le Stéphanois embarque pour l’Amérique du Sud. Docker, chauffeur routier, puis videur de boîte de nuit à Rio, il découvre l’Amazonie, les vastes espaces du Brésil et la faune urbaine de la mégapole carioca. Cette expérience le marquera profondément et, bien qu’il revienne en France quelques années plus tard après un bref détour par les Caraïbes et l’Amérique du Nord, l’Amérique latine restera partie intégrante de sa personne et de son inspiration. 

    De retour en France, Bernard Lavilliers, considéré comme insoumis au service national, connaît pendant une année les joies des bataillons disciplinaires de Metz avant d’être emporté par les événements de Mai 68. Chantant son répertoire – très inspiré par Ferré – devant les ouvriers en grève ou les cabarets, Lavilliers s’affiche alors résolument à gauche, aux côtés du Parti communiste. Une rencontre heureuse avec Jean-Pierre Hebrard lui permettra de sortir trois super-45 tours coup sur coup (« Rose-rêve » et « La Frime », prix de la Rose d’or de Montreux en février 1967 et « La Dernière bouteille » en septembre), puis un premier album sans titre (octobre 1968).

    Les années 1970 vont voir Bernard Lavilliers s’attirer les faveurs d’un large public. Très prolifique, le Stéphanois multiplie les tournées, les concerts, et les albums. Fidèle à sa guitare acoustique, il n’hésite pas cependant, à utiliser les instruments électriques sur certaines de ses compositions, oscillant ainsi entre les univers musicaux de Ferré, du rock et bien sûr, ses sons latino-américains (« Brésil », « La Samba »). C’est aussi à cette époque que le « physique » de Bernard Lavilliers commence à contribuer à la célébrité du chanteur. Baraqué, l’homme passe de nombreuses heures en salles de gym  et son look « cuir, boucle d’oreille et jean » devient de plus en plus reconnaissable. Peut-être même plus que son oeuvre.

    Les Poètes, en 1972, Le Stéphanois, en 1975, Les Barbares, en 1976, 15ème Round l’année suivante et Pouvoirs en 1979 sont autant de succès critiques et publics pour Bernard Lavilliers. Déjà père de trois enfants, le chanteur stéphanois bouffe littéralement les planches à chaque concert, comme en témoigne l’enregistrement T’es Vivant ? (1978), et sa voix rauque sur des rythmes mi-rock, mi latino fait merveille : 6 000 personnes se pressent à l’Hippodrome de Pantin pour venir l’écouter. Son style surprend un peu car le bonhomme a plus d’une corde à son arc. Passant aussi bien de la rythmique jamaïcaine à la mise en musique des poèmes d’Aragon, Lavilliers évoque la rudesse des rapports humains, l’Amérique du Sud, la Jamaïque, les ghettos urbains des grandes métropoles les femmes et la misère.

    Malgré les succès de Ô Gringo (« La Salsa », « Kingston » et le hit estival « Stand the Ghetto ») et de Nuit d’Amour (« Pigalle la Blanche ») qui le portent au faîte de sa carrière, le début des années 1980 est difficile pour Lavilliers, qui vient de se séparer de sa compagne. Reprenant encore une fois l’avion pour l’Eldorado sud-américain, il joue quelques temps au sein d’une formation brésilienne avant de faire une rencontre qui le remettra d’aplomb pour les années à venir, celle de Melle Li, une artiste chorégraphe qu’il épouse en 1984. La même année, il signe la bande originale du film Rue Barbare.

    Reprenant le chemin des studios, Lavilliers sort l’album Tout est Permis, Rien N’est Possible et se voit proposer la direction artistique du Casino de Paris. Mais bientôt, l’esprit de la bourlingue se rappelle à son souvenir et Bernard cède à ses vieux démons de la bougeotte. Amérique du Sud, bien sûr, mais aussi Afrique et Asie d’où l’artiste ramène de nouvelles sonorités. En 1986, l’album If contenant le standard « On The Road Again » fait un carton et Lavilliers s’impose comme l’un des poids lourds de la chanson française de son temps. Mais c’est également l’époque où son image devient presque plus célèbre que son oeuvre. De nombreux imitateurs ne se privent pas de railler son allure de bourlingueur body-buildé nanti d’une philosophie de vie quelque peu exotique et mystique.

    À la fin des années 1980, la réputation de Bernard Lavilliers souffre de cette caricature. Renaud, mais aussi Elmer Food Beat, ne se privent pas de l’asticoter dans les paroles de certains de leurs morceaux, mais l’homme n’est pas rancunier et ne leur rendra guère la pareille. Les Champs du Possible, en 1994 est l’album du retour, mais c’est surtout le duo avec Jimmy Cliff « Melody Tempo Harmony » qui signe son come-back sur le devant de la scène. En 1998, l’album Clair-Obscur, dans lequel il touche un peu aux sonorités jazzy en dépit de la présence de ses thèmes fétiches (Jamaïque, Ferré…) est enregistré à Kingston et le public de l’Olympia lui fait un triomphe.

    L’album Arrêt Sur Images, paru en 2001 adjoint la touche electro aux habituels sons reggae et salsa de l’artiste. Toujours sensible à ses engagements de jeunesse, Lavilliers annule un concert qu’il devait donner pour la firme Renault, qui licencie en masse à Vilvoorde et se produit devant des parterres d’ouvriers grévistes, comme à ses débuts. Touché par les idées marxistes lors de ses débuts, Bernard Lavilliers, avec le temps, se rapproche davantage du courant alter-mondialiste, bien qu’il soit toujours un fidèle de la Fête de l’Humanité, organisée par le Parti communiste. En 2003, Lavilliers reçoit le Grand Prix de la Chanson française pour la sortie de l’album Lavilliers Chante les Poètes.

    En 2004, l’album Carnets de Bord est le 27e album de l’artiste (albums studio, live ou compilations inclus) et Lavilliers délaie l’un de ses thèmes fétiches – le voyage – sur les onze titres de l’album, évoquant la mer ou la figure de Che Guevara. Un live, Escale au Grand Rex, paraît en 2005. Il serait dommage de voir Bernard Lavilliers, chanteur à textes et artiste pluridisciplinaire aux références diverses et extrêmement variées, réduit à la simple caricature d’aventurier à gros bras joueur de reggae. C’est malheureusement la rançon du succès pour l’un des auteurs les plus prolifiques de la scène française, dont les références incluent aussi bien Juliette Gréco que Léo Ferré, Jimmy Cliff, Guillaume Apollinaire, Louis Aragon, Blaise Cendrars ou Cesaria Evora, dont la carrière ne saurait être résumée à sa période « jamaïcaine ».

    Évoluant aussi bien dans le domaine de la chanson sentimentale que de la satire politique, dans la dénonciation de l’injustice mais aussi dans celui – plus étonnant – des comptines pour enfants, Bernard Lavilliers, a réussi à devenir tout aussi prolifique et important pour l’histoire de la chanson française que Ferré, celui là même qu’il admire tant.

    À l’automne 2010, Causes Perdues et Musiques Tropicales retrouve la veine latino-américaine chère au chanteur-baroudeur. Pour cet album, Bernard Lavilliers s’est entouré de Bonga, présent sur le duo « Angola », l’arrangeur Fred Pallem, le guitariste Sébastien Martel, le multi instrumentiste David Donatien et de l’ensemble Spanish Harlem Orchestra. Le simple « L’Exilé » et le titre « Identité nationale » font déjà figure de classiques de celui qui se considère comme « solidaire et marginal ».

    L’album suivant, Baron Samedi, est réalisé avec Romain Humeau, du groupe Eiffel. Paru en novembre 2013, le recueil mi-acoustique, mi-voyageur contient notamment le titre « Scorpion » et un poème de Blaise Cendrars lu sur vingt-huit minutes, « Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France ». À ce beau recueil succède un an après Acoustique, revisitant quarante années de chansons dans une formule dépouillée et avec quelques duos : Catherine Ringer sur « Idées noires », Jean-Louis Aubert sur « On the Road Again », Oxmo Puccino sur « Barbares » et Faada Freddy pour « Melody Tempo Harmony ».

    L’année 2017 voit la sortie de son vingt-deuxième album studio 5 Minutes au Paradis, qui reconduit la collaboration avec les compositeurs, musiciens et arrangeurs Fred Pallem et Romain Humeau, aux côtés du groupe Feu! Chatterton, de Florent Marchet (claviers), Benjamin Biolay (« Montparnasse – Buenos Aires », « Paris la grise »)et Jeanne Cherhal pour le duo « L’Espoir ».
    Benjamin D’Alguerre
    Copyright ©2018 Universal Music France / Tous droits réservés

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  3. Michel Kemper 7 octobre 2019 à 18 h 32 min

    Et la nouvelle bio :

    Nom de naissance Bernard Oulion

    Genre musical Musique africaine, Chanson française, Reggae, Rive gauche, Latino, Rock français, Chanson réaliste, Bossa nova, Chanson engagée, Salsa, Musiques du monde, Musique brésilienne, Poésie

    Années actives Depuis 1946

    Label BARCLAY

    Bernard Lavilliers et la géopolitique de l’émotion

    Né à Saint-Étienne, il a toujours eu envie de bouger et de courir le monde. Ce passionné de Léo Ferré et de world music s’engage du côté des opprimés et des musiques du Sud.

    « J’ai besoin d’aller ailleurs. Et ailleurs, ce n’est même pas assez. J’ai besoin d’aller au-delà, de l’autre côté. » Bernard Lavilliers le dit volontiers : il lui faut des faubourgs dangereux, des routes perdues, des bars disgraciés pour en faire des chansons. Il se voit en « chanteur de barrio, chroniqueur de l’instant présent, qui écrit à Saigon une chanson sur Saigon. »
    Ainsi, il aura fait voyager des millions de francophones dans des jungles où le pire fauve est un humain, leur aura fait rencontrer des filles vénéneuses dans des hôtels de l’autre bout du monde et leur aura même fait visiter des antipodes au ras du Périphérique parisien ou dans des parkings de sous-préfecture… Depuis des décennies, il est professeur d’ailleurs, avec son reggae, sa salsa, sa morna, ses effluves musicales « de Sud-Amérique » (comme il dit) et ses échappées rock, mais aussi avec de grands orchestres, d’immenses simplicités, des mots nus posés sur une guitare.
    Car Bernard Lavilliers est aussi un dévoreur de verbe, ébloui par la puissance d’une langue dont, très tôt, il a compris les sortilèges et les pouvoirs. Une langue qu’il savoure autant comme auteur que comme interprète, portant à un de ses sommets historiques l’alliance de la poésie et de la culture populaire.
    En termes romanesques, son aventure est même une des plus belles qui soient. Bernard Oulion naît le 7 octobre 1946 à Saint-Étienne. Son père travaille dans les bureaux de la Manufacture d’Armes de Saint-Étienne, après y avoir été ouvrier. C’est un ancien résistant, fervent militant de la CGT. Sa mère est alors assistante sociale et la famille est passionnée de culture – les livres et la musique. Sa mère joue du piano et a pour livre de chevet Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire. Son père aime la musique cubaine, le jazz et la chanson.

    Le vaisseau d’une poésie exigeante

    Enfance heureuse mais pas facile. Comme il le dira plus tard, il ne sait s’il sera gangster, boxeur ou poète. Il fait quelques « bêtises », s’embauche comme ouvrier à la « Manu » pendant quelques temps puis prend la direction d’une carrière artistique, en pensant d’abord devenir comédien à la faveur du bouillonnement des Maisons des jeunes et de la Culture et d’un nouveau circuit de petits lieux de spectacle partout en France.
    Mais il bifurque vite vers la chanson. Il est vrai qu’il n’était pas complètement sorti de l’enfance quand il a découvert Léo Ferré à la radio avec Les Poètes – « Leurs bras tout déplumés se souviennent des ailes / Que la littérature accrochera plus tard / A leur spectre gelé au-dessus des poubelles / Où remourront leurs vers comme un effet de l’Art ». On lui offre le 45 tours Les Chansons interdites de Léo Ferré, paru en 1961 avec Thank You Satan, Les Rupins, Miss Guéguerre et Les 400 coups. Influence déterminante. Avec Ferré, il comprend que la chanson peut être le vaisseau privilégié d’une poésie exigeante et rebelle, en même temps qu’une rencontre avec le plus vaste public. Il est fasciné par Est-ce ainsi que les hommes vivent ?, mise en musique d’un poème de Louis Aragon dont pourtant il n’aime guère l’arrangement en forme de chachacha orchestral. Plus tard, sur l’album O Gringo en 1980, il en enregistrera une version à la fois rock et synthétique.
    En attendant, sa carrière prend du temps à démarrer. Il connaît les bars où l’on passe le chapeau après avoir chanté, les nuits à dormir dans sa voiture parce qu’il n’a pas de quoi se payer un toit, les espoirs discographiques déçus, les fausses pistes musicales… En 1975, le paysage s’éclaircit enfin avec l’album Le Stéphanois, dans lequel il s’arrache au commun des chanteurs à guitare révoltés des années 70, notamment avec des images d’ailleurs, comme dans San Salvador, samba aventureuse aux couleurs sombres… Mais tout décolle vraiment avec Les Barbares, premier album paru chez Barclay, puis avec 15eRound, pour lequel il puise dans le vivier de musiciens le plus naturellement créatif du moment, quelque part entre free-jazz et jazz-rock – Jean-Paul Drand à la guitare, François Bréant aux claviers, Pascal Arroyo à la basse, Dominique Mahut aux percussions…
    Dès lors, la pente de Bernard Lavilliers est ascendante. Il use de toutes les musiques disponibles à la surface de la planète pour dire les bas-fonds, la misère, la colère, la drogue, la violence, l’alcool, la fatalité sociale, le combat contre le monde tel qu’il est, les bonheurs de la fraternité et de la musique. Il commence à aligner les succès – La Danseuse du Sud, Big Brother, Fortaleza, Attention fragile, La Salsa, Stand the Ghetto, Pigalle la blanche, Idées noires en duo avec Nicoletta, Noir et blanc qui marque son entrée au Top 50, Petit, On the Road Again, Faits divers… Ses fans le suivent dans son exploration de l’humaine diversité et des espoirs d’un monde meilleur.

    Rimbaud, Apollinaire et Michaux

    Cet artiste aime le combat, la boxe, la guérilla artistique. Chaque album est un désir, un virage, une aventure – et bien souvent des voyages, des risques, des fièvres. Il pratique le défi, le plongeon. Cela lui suscite des gestes musicaux imprévisibles, comme avec les beaux voyages de 1979 pour l’enregistrement itinérant de l’album O Gringo. D’abord des semaines d’incertitude à Kingston à la recherche de bons musiciens de reggae. Puis New York : « J’ai appris à danser la salsa avec des filles dans les clubs de l’East Side, archi-mal fréquentés à l’époque. Il fallait en plus que j’écrive, que j’enregistre, pour ne pas faire que le touriste. Louer le studio, Ray Barretto aux congas, Tito Puente aux timbales : il faut casquer et – trois, quatre ! – il faut chanter, aussi. » Vingt ans plus tard, il se lance dans une « carte blanche » avec l’orchestre Lamoureux et son chef Yutaka Sado : « Un chef, quatre-vingts prix de Conservatoire derrière et il faut y aller ; c’est comme avec les mecs du barrio… »
    Comme une note tenue, également, son attachement à Léo Ferré et à son verbe incandescent. Ils se sont finalement rencontrés en 1976 pour une tournée d’été avec les groupes Gong et Magma. Les deux hommes parlent d’Arthur Rimbaud, Guillaume Apollinaire et Henri Michaux, se lient d’amitié. En 1992, quand Bernard Lavilliers chante sur la grande scène de la fête de L’Humanité, il invite le vieux lion libertaire, qui clame Est-ce ainsi que les hommes vivent ? et Les Anarchistes – ce sera la dernière apparition publique de Ferré. Plusieurs fois, Lavilliers enregistrera des œuvres de son inspirateur d’enfance, dont le long texte-manifeste Préface, bréviaire de vie et de rage : « Nous sommes au bord du vide, ficelés dans nos paquets de viande, à regarder passer les révolutions. Le vers doit faire l’amour dans la tête des populations. A l’école de la poésie, on n’apprend pas : on se bat ! »
    Dans les années 90 qui voient l’Europe se passionner pour la world music, Bernard Lavilliers compte parmi les artistes qui rappellent que, derrière la délectation exotique, il y a des humains qui luttent. Il rend aux rythmes tropicaux leur valeur initiale, qu’ils soient nés comme chants de lutte ou comme remède contre la dépression. Dans ses chansons comme dans ses interviews ou les paroles qu’il prononce sur scène, il fait le lien entre la crise ici et l’exploitation là-bas, entre le garimpeiro brésilien et l’ouvrier européen, entre le dictateur lointain et le banquier occidental – une initiation citoyenne et engagée à la mondialisation.

    La vieille cavale des marins

    Mais il sait aussi que le temps passe. Le rocker passionné de bodybuilding, le globe-trotter crédible quand il parle de couteaux sortis et de flics dangereux sait qu’il lui faudra un jour être quelqu’un d’autre qu’un mythe. Ses années 2000 sont celles d’une maturité avouée sans cassure de rythme.
    Ainsi, par exemple, Bernard Lavilliers sort en 2008 l’album Samedi soir à Beyrouth, dont l’écriture a commencé deux ans plus tôt, un soir d’émeutes intégristes dans la capitale libanaise. De croquis en drames, il montre des images fugitives du grand fracas du monde – le Brésil, des burqas, le port de la Joliette, des mercenaires, des femmes mystérieuses… Dans cette géopolitique de l’émotion surgissent çà et là les dégâts de la mondialisation ou le « travailler plus », les identités sans territoire et la vieille cavale des marins… Le voyageur des musiques crée des itinéraires inédits, comme d’enregistrer à Kingston ses rythmiques, avant de transporter les bandes à Memphis pour y poser cuivres et cordes soul.
    L’homme est parfaitement conscient de ce que la durée de sa carrière exige de lui qu’il sache poursuivre l’aventure sans mimer un bon vieux temps des révoltes et des dangers, sans se contrefaire lui-même pour poursuivre le « Nanard » originel. Peu à peu, sa voix devient plus grave et, pour mieux la servir, ses arrangements moins spectaculaires. Il alterne les aventures méditatives et les grands fracas, eux-mêmes plus espacés. Aussi Lavilliers accomplit-il la performance – très rare pour chaque génération – de continuer à enrichir son best of à chaque album, sans que jamais celui-ci ne mette en danger ses nouvelles chansons. Ce qui confirme que, derrière le révolté des années 70, a grandi un exemplaire connaisseur de son métier et des complexes mécaniques du succès et de la postérité.

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