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On ne peut pas définir la chanson, mais…

 

Brouillons d'Anne Sylvestre (ci-dessus) et de Michèle Bernard (ci-dessous), tous deux tirés du livre "Le moulin du parolier".

Brouillons d’Anne Sylvestre  tirés du livre « Le Moulin du parolier ».

« On ne peut pas définir la chanson. La chanson est plurielle, elle fait danser, rire, pleurer, réfléchir… », disait Juliette sur les ondes de RFI ce 28 février dernier. Elle est rock, reggae, folk, pop, électro, disco et j’en passe. Et pourtant, on ne cesse de chercher à définir ses contours (voir encore le dossier rap et chanson du numéro d’hiver d’Hexagone), et le critique se prend à se questionner : est-ce vraiment de la chanson, ça ?

Pas plus tard qu’il y a deux semaines, ma boite aux lettres se voit comblée d’un petit paquet d’albums à chroniquer. Joie, me dis-je, tout en attrapant le premier qui me tombe sous la main ! Dans l’œil d’un faux vinyle de papier glacé, un visage mystérieux et masculin me fait de l’œil derrière des lunettes en teintes rouge et noir. Sous le visage, la jaquette lance : « The most interesting French-speaking rock album released in the past 20 years »(sic)*. L’être humain est bourré de paradoxes, me dis-je très philosophiquement, et après tout, pourquoi ne pas donner le bénéfice du doute aux Angliches qui, depuis le temps, ont certainement développé un sens extrême du bon goût ? Curieuse en tous les cas, la chroniqueuse que je suis déballe le carré et jette la petite galette sur son poste de fortune.

Heure de la première écoute. Certes, le son n’est pas terrible sur ce poste radio (Didier Tronchet, mon humble géniteur et bien d’autres encore me voueraient très certainement aux gémonies), mais voilà, ce que j’entends, est d’abord : un sympathique groupe rock des années lycée, qui arrache un peu sur les bords, et défoule certainement certaines âmes. Une oreille cobaye américaine renchérit : « sounds like a bad high school band »** (elle est plus critique). Puis de nuancer son propos : « I could really see this in a Guy Ritchie movie »***.

Ici, la chroniqueuse se questionne : n’étant pas une adepte de punk rock, suis-je donc bien en toute légitimité d’écrire sur cet album ? En tous les cas, la chose nécessite approche en profondeur (et meilleure qualité de son), car derrière les guitares saturées bien comme il faut, la voix-guimauve et le crachotement électronique, les paroles ont comme qui dirait disparu.

Michèle BernardRègle numéro un de la chronique : se laisser porter par l’écoute ; noter les bons mots qui ressortent, les mélodies qui accrochent. Le meilleur album rock passe-t-il le test ? Il y a bien quelques petites pépites, les jeux homophoniques du premier titre, un vers ici (« En garde à vue, je passe mes nuits mauves »), un titre curieux là (Le test de la femme à barbe). Mais le reste ? Des titres concepts où les mots s’acoquinent par paronomase sans dire bien d’autre chose que leur proximité phonétique (« Je ne serai pas le tison du soufflet / Je ne serai pas le bison du mouflet », etc.).

Doute revient : Le chanteur se réclame entre autres de Serge Gainsbourg (ne jamais lire les communiqués accompagnant les albums). Serais-je en train de passer à côté d’un talent caché, un vrai auteur-compositeur-interprète de l’ombre ? Et puis, dans le Moulin du parolier de Michel Arbatz, ne nous dit-il pas que parfois les rimes, les mots viennent plus par affinités de son que de sens ?**** Mais je vois bien qu’il y a ici un truc qui cloche : oui, même les chansons de Gainsbourg racontent quelque chose; or, quelle image ressort d’un tison du soufflet, même en se creusant le ciboulot pour faire apparaître une quelconque métaphore ? Moi je vous le dis : pas grand-chose.

Le souvenir d’une chanson entendue sur le transistor familial, et qui soudain emmène loin d’un quotidien bien gris de biscotte de petit-déjeuner sur une table en formica, voici comment débute le Petit éloge de la chanson française de Didier Tronchet. La chanson, il lui faut selon lui, une « chair, une imagerie concrète qui parle aux sens »; et d’ajouter : « [Une chanson de qualité est] une chanson qui nourrit, ne laisse pas indemne, et dont on sort avec un petit quelque chose en plus »*****.

On ne saurait dire mieux. Alors oui, peut-être n’aurais-je rien compris à cet album, à la subtile association du rock d’un guitariste chevronné aux paroles conceptuelles d’un philosophe perché; peut-être aurais-je loupé le most interesting rock album de ces vingt dernières années; oui, peut-être tout ça. Mais si on ne peut définir la chanson, je crois toutefois qu’on sait la reconnaitre quand on la voit.

 

* « L’album de rock français le plus intéressant de ces vingt dernières années »

** « On dirait un mauvais groupe rock de lycée ».

*** « Je verrais bien cette musique dans un film de Guy Ritchie. »

**** Michel Arbatz. Le Moulin du parolier : Guide pratique pour écrire des chansons. Jean Pierre Hughet éd. 2012.

***** Didier Tronchet. Petit éloge de la chanson française. Éditions Les Pérégrines. Mai 2022 : respectivement p.50 et 47.

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