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Saint-Etienne, 12 juin 1965. Et Lavilliers vint !

Petit pause dans notre relation du festival Paroles et Musiques. Pour autant, une fois n’est pas coutume, nous restons dans la ville verte, en reculant nos montres de pile cinquante ans, le jour où l’artiste Lavilliers est né.

 

DSC0919012 juin 1965. Après s’être choisi quelques semaines auparavant le pseudonyme de Lavilliers, Bernard Oulion se produit pour la première fois en concert, sur la scène de l’amicale laïque Tardy à Saint-Étienne, en un plateau partagé avec le chanteur Claude Lyonnaz. Il n’est alors pas totalement inconnu du microcosme culturel stéphanois, ne serait-ce que pour fréquenter les bars du centre-ville, au Bon Pichet et ailleurs, et y tester ses chansons. Un peu rugueux, déjà hâbleur, il n’appartient à aucune bande, ni à celle des beaux-arts ni à une autre. Il se dit alors être conducteur d’engins de travaux publics sur l’autoroute en construction entre Givors et Saint-Étienne, ne pouvant avouer qu’il fabrique des armes, ces instruments de malheur qui tueront demain si la guerre arrive, à la Manufacture nationale d’armes. Il n’y a pas trois mois, il s’est invité sous son vrai blase dans Nocturne, un spectacle lycéen qui a fait date dans le Landerneau local. Il y chantait du Prévert et du Ferré, du Ferrat et du Caussimon. Et du Oulion, avec Putain de prolo, la plus vieille chanson qu’on connaisse de lui : « Putain de prolo, putain de prolo / Y’a qu’du vinaigre dans tes poireaux / Y’a que d’la merde dans tes sabots / Va voir Franco ! »

Ce soir, il la reprend, comme un tube. Bien d’autres titres sont chantés : La frime, Le réfractaire, La galère, Ça en fait des croix, La médisance, Le petit chat de mémère, Whisky-Club (du nom d’un bar de Sainté), L’Espagne (pas celle que nous connaissons), Mon frère de Harlem, Jeannette, J’aime pas les flics, L’homme en bleu, Quarante ans… Autant de titres et plus encore qu’il reprendra sic mois après, lors de son second grand concert, cette fois-ci au Ciné-club du quartier de Beaulieu.

Bernard et Claude Lyonnaz ont loué la salle de l’amicale laïque. Tardy est une amicale d’importance, qui dispose d’une salle de spectacles enviable, spacieuse. La remplir serait du plus bel effet. C’est fait.

Alain Meilland, Michèle Hubert, Bernard Oulion et Stéphane Duk, en mars 1965, lors du spectacle lycéen

Alain Meilland, Michèle Hubert, Bernard Oulion et Stéphane Duk, en mars 1965, lors du spectacle lycéen Nocturne

La presse locale en tire une grosse photo-légende, pas plus, en écorchant le pseudo, pas encore habituée qu’elle est. Elle n’aura de cesse, dès lors, de se rattraper. Dans six mois, les deux titres seront présents, à n’en pas perdre. Ce concert sera alors un très grand succès, un « triomphe » pour Le Dauphiné libéré, un « savoureux cocktail de poésie et de révolte » pour La Tribune-Le Progrès qui, sur son édition du lendemain, en rendra compte : « Un tour de chant qui s’efforce de sortir des sentiers battus et où se mêlent tout à la fois l’originalité, la persuasion et la poésie, la révolte contre les hiérarchies et le bon ordre solidement établi une bonne fois pour toutes. Le tout lancé d’une voix chaude, bien timbrée, et avec générosité. Trop peut-être même parfois. Un Brassens naissant, mâtiné d’un Brel convaincu. Les “anars” de province y retrouvent leur compte, les faux dévots s’y font fustiger, la petite vie étriquée de province s’y étale et le “sacré prolo” y est chanté avec conviction. Le cynisme s’y dévoile et les “feux d’artifice” y sont dénoncés aux mêmes temps que de nombreux travers. Bernard Lavilliers semble vouloir se venger de l’impuissance de la chanson yé-yé ; il s’en prend à certains abus de la bonne société et les trop bonnes manières ; les “flics” s’y font copieusement égratigner. Il chante manifestement pour un public ouvrier et avancé. Il entraîne avec lui les étudiants de la gauche et rosse la bourgeoisie et les “gros”. En un mot, il s’attaque à tout ce qui sonne faux. Bien sûr, il chante aussi l’amour, Sur les bords de l’Allier, Chanson pour ma mie, mais ne s’y attarde guère. Il reprend son épée pour pourfendre et tailler des croupières (Si vivre, La Frime, Le Réfractaire). […] Le public se retirera unanime pour déclarer avoir passé une bien agréable soirée, après que Bernard Lavilliers ait emprunté à Léo Ferré et à Félix Leclerc. Ce seront ses seuls emprunts. Oui, un gars à suivre. »

vieslieesMais c’est cette date du 12 juin qu’il nous faut retenir, à Tardy. Un géant de la chanson y est né. Dans peu de temps il va rendre son tablier à l’usine pour tenter sa chance à Paris. La légende veut qu’il aille gagner le salaire de la peur au Brésil, qu’il soit embastillé à son retour pour insoumission, dans une forteresse qui n’aurait d’égale que le Château d’If. Mais c’est à Paris qu’il va vivre, comme tout postulant idole, le long protocole de la galère. Premiers 45 tours en 1967, premier album en 1968 et le succès qui sérieusement lui sourit dès 1974, date à partir de laquelle tous les regards convergeront vers LE Stéphanois, le Blaise Cendrars de la chanson, le Corto Maltese auto-proclamé…

C’est ce 12 juin 1965 que tout a commencé, cette marche exemplaire vers le Panthéon de la Chanson.

L’histoire est à lire toute entière dans le livre Les Vies liées de Lavilliers (2010, Flammarion).

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5 Réponses à Saint-Etienne, 12 juin 1965. Et Lavilliers vint !

  1. Joao Rolo 12 juin 2015 à 10 h 00 min

    Les débuts de « Nanardinho » de Sainté… Pour être un grand artiste-poète-aventurier, il faut être un peu mytho, s’inventer des vies « bigger than Life », des rencontres improbables et sublimées… il faut sans doute être un peu « malhonnête » avec soi même et avec ceux qui vous aiment… tricher avec la vie et la rendre plus belle en se créant un double schyzophreniquement magnifique… Baudelaire n’est jamais allé à Cythère et il n’est pas prouvé que Cendrars ait bourlingué dans le transsibérien…

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  2. Pabiou Pib's Michel 12 juin 2015 à 10 h 31 min

    Michel Kemper, j’ai adoré ton livre sur Lavilliers que j’ai lu plusieurs fois. Tu es très respectueux pour l’artiste et plein d’empathie pour l’homme !!! Bien sur nous connaissons tous ses légendes… mais qui ne lui enlève rien… c’est un très grand artiste, un immense de la chanson française.

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  3. Danièle Sala 12 juin 2015 à 14 h 37 min

    « On est pas d’un pays mais on est d’une ville
    Où la rue artérielle limite le décor.  »
    ( Saint-Etienne- Bernard Lavilliers . 1975)
    P 17 Le Stéphanois Les Vies liées de Lavilliers .

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  4. Marie Jacky 12 juin 2015 à 16 h 52 min

    Les débuts d’une légende ! On en redemande …

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    • Michel Kemper 12 juin 2015 à 17 h 19 min

      Vous trouverez, Marie, dans les archives de NosEnchanteurs, nombre d’articles ayant trait à Bernard Lavilliers et, parmi eux, nombre consacrés au livre « Les vies liées de Lavilliers ». Parmi lesquels des articles apportant des infos supplémentaires. Même si le moteur de recherche interne au site fonctionne bien, je trouve plus pratique d’aller sur Google et de taper, par exemple : Les vies liées de Lavilliers NosEnchanteurs.
      Rappelons à nos lecteurs que plus de 3200 articles sont en stock sur ce site : des heures et des heures de lecture pour qui le découvre aujourd’hui et a envie de rattraper son retard. Bonne lecture !

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