Off Avignon 2025, le cas Roth et la baston
Pauline Roth-Collection personnelle de l’artiste sauf précision contraire
6 et 15 juillet 2025, Avignon, Théâtre de l’Incongru
par Franck Halimi,
En ces temps tourmentés, vouloir faire entendre sa voix se révèle être un parcours du cœur battant particulièrement compliqué. Car dans ce mode d’expression artistique – populaire, mais économiquement fragile – qu’est la chanson « art et essai » (comme aime à la dénommer avec justesse l’inspiré et inspirant Jean-Claude Barens), nombreuses sont les vocations qui se heurtent à la dure réalité d’un éco-système pas encore tout à fait naufragé, mais dont on voit bien qu’il part dangereusement à la dérive.
Me revient alors ce proverbe attribué au philosophe chinois Lao-Tseu : « Quand les gros maigrissent, les maigres meurent », mot qui devient encore plus justifié en temps de crise. Et c’est vrai que, par les temps qui courent trop vite, pour une trentenaire comme Pauline Roth, chanteuse qui s’auto-produit avec très peu de moyens, il en faut de l’envie, de la conviction et de la ténacité pour tenter de mener sa barque à bon port !
C’est la raison pour laquelle elle s’est posée moult questions avant de se décider à venir dans ce marigot qu’est le marché du Off d’Avignon. En effet, en tant que vieux routier de celui-ci, je ne me résous toujours pas à appeler ce bordel estival « festival ». Car tout festival digne de ce nom, hormis le fait d’être festif, se doit d’être une entité structurée qui travaille et propose une programmation de spectacles avec une identité, une ligne conductrice et/ou une thématique basées sur une construction philosophico-artistique. Or il y a bien peu de tout ça dans le Off de la cité pas pâle, puisque c’est le libéralisme le plus échevelé qui soit qui y préside. Avec cette putain de loi de l’offre et de la demande qui y fait la pluie et le beau temps. Et où une grande majorité des lieux qui osent s’autoproclamer « théâtres » ne choisissent les spectacles qu’ils vont présenter en juillet que sur la bonne mine du chéquier des compagnies qui vont se saigner aux quatre veines pour pouvoir venir se refléter dans ce miroir aux alouettes.
Bon… OK, j’y vais un peu fort ! Conséquemment, je vais quelque peu nuancer mon propos, en ne mettant pas tout le monde dans le même sac et en tentant d’être juste. En préambule, il faut savoir que le Off d’Avignon est accompagné par l’association Avignon Festival & Compagnies (AF&C), laquelle ne possède pas de direction artistique (on en reparlera dans un prochain papier, car le sujet est délicat et nécessite un traitement rigoureux et sourcé). Chaque théâtre organise donc de manière indépendante sa programmation. Le Off n’est donc ni plus ni moins qu’à l’image de la société : dans la mesure où un sacré paquet de pognon est en jeu, un monceau de gros cons côtoient dans une unité de temps et de lieu des gens plutôt sains et de bonne compagnie. Et entre ces deux extrêmes vont naviguer, sur une mer d’huile ou en eaux troubles selon les situations, et dans de plus ou moins bonnes conditions d’accueil et de relationnel :
– 6 théâtres permanents dits « Scènes d’Avignon », chacun ayant sa propre identité, souvent calquée sur la forte personnalité de celui qui l’a créé (Balcon, Chêne Noir, Chien qui fume, Les Carmes, Les Halles, Transversal);
– une quinzaine de théâtres qui, eux aussi, proposent une programmation de saison, comme L’Atelier Florentin, L’Entrepôt, L’Éveilleur SCOP, La Factory, La Rotonde, Le Rouge-Gorge ou La Scierie ;
– des lieux qui tentent, avec plus ou moins de bonheur et de réussite, de faire vivre pendant l’année des programmations spécifiques, comme la chanson (L’Arrache-Cœur), la danse (Les Hivernales et Golovine) le jazz (AJMI), la poésie (Le Figuier Pourpre) ou le théâtre contemporain (Artéphile – La Luna) ;
– une vingtaine de « gros lieux » repérés, mais qui n’existent, peu ou prou, que le temps du Off : Alya, Collège de la Salle, Girasole, La Manufacture, Le Train Bleu, Notre-Dame, Présence Pasteur, Théâtre Actuel, Théâtre des Béliers, Théâtre des Doms, Théâtre des Gémeaux, ou 11. Avignon ;
– les usines à fric de la Rue de la Ré (comme on dit ici, pour République) avec one-man show et stand-up d’humoristes « vus à la télé » ;
– et puis, environ 80 endroits dévolus à d’autres activités pendant le restant de l’année (cinéma, cour d’école, dojo, garage, restaurant, salle de classe,…). Et en fonction des valeurs qui les animent, des structures d’éducation populaire, ou bien des passionnés de théâtre qui veulent en être et qui désirent avoir des retours sur investissements, ou encore des vendeurs de créneaux voraces, vont occuper ces lieux de façon plus ou moins éthique ;
– enfin, cerise sur ce gâteau qui s’avère rapidement être écœurant, le luxueux paquebot qu’est La Scala Provence (ex-cinéma de 3.000 m² avec ses 4 salles rénovées dont une de 640 places), situé face au Village du Off d’Avignon. Il y aurait beaucoup à dire et à écrire, quant à sa conception des arts et cultures. En tout cas, cette Scala-là – et ses manques de savoir-vivre et de savoir-être constatés en plusieurs circonstances – avance comme un rouleau compresseur, en se croyant tout permis sous prétexte que l’argent pourrait tout acheter. Mais, n’est-ce pas une réalité attestée dans notre société ? Ses exploitants auraient donc tort de se gêner en procédant d’une autre façon, puisque leur programmation se révèle être de qualité et que, manifestement, tout leur réussit.
Cet inventaire n’est, certes, pas tout à fait complet, mais il a le mérite d’éclairer sur la nature complexe des quelques 139 théâtres présents dans le programme 2025. Et puis, mettons au crédit d’AF&C une nouveauté non négligeable, avec l’apparition du « Label’OFF », qui constitue une espèce de boussole pour repérer les lieux qui font les choses en bonne et due forme : qualité des différents types d’accueil (technique, artistique, public), loges, communication, billetterie,… tout est passé au crible selon 43 critères précis. Et, en 2025, 36 théâtres (soit un quart des lieux du Off) ont décroché ce label, après audit par un organisme indépendant. Pour autant, même en ayant essayé de lister honnêtement les lieux de ce véritable capharnaüm qu’est le Off d’Avignon, je constate à quel point ça peut encore sembler caricatural. Car le diable se cache dans les détails et une foultitude d’aiguilles parsèment chacune de ces bottes de foin ! Et ce n’est certainement pas la grande majorité des 1.347 compagnies qui présentent 1.724 spectacles lors de cette 59e édition (27.400 levers de rideau, 241 salles, 2,6 millions de billets en vente) qui va venir me dire le contraire, car chacune a une histoire singulière et vit cette expérience sociale unique de façon plus ou moins « doulheureuses ».
Alors, pourquoi venir tenter le diable et tenter de tirer son épingle du jeu dans cet océan bouillonnant et dangereux à plus d’un titre ? Pourquoi prendre le risque de payer une fortune pour juste travailler ? Parce qu’il faut savoir que « faire le Off d’Avignon » coûte une blinde ! Pour une compagnie « moyenne » (2 comédiens, 1 régisseur, 1 personne « à tout faire » s’occupant de la production, de la diffusion, de la billetterie, de la com’, des relations avec les pros et avec les publics, de l’affichage, du tractage,…), il faut compter 14.000€ de salaires +10.000€ pour louer un créneau dans un théâtre + 4.000€ de logement + 2.000€ de nourriture + 2.000€ pour les tracts et affiches. Résultat des courses : il faut que la compagnie provisionne 32.000€ de trésorerie, en ayant l’espoir de recevoir 12.000 € de recettes billetterie. Et ce n’est qu’une moyenne, ce qui signifie qu’on peut trouver des créneaux allant de 3.000€ à 50.000€ pour les 22 jours qu’endure le Off. Même si les maths ne sont pas mon fort, le calcul est vite fait : vouloir à tout prix faire le Off fait perdre à court terme 20.000€ à la compagnie qui ose plonger corps et âme dans ce marécage !
Alors pourquoi le fait-elle, en ayant conscience de cette cherté ? Hé bien… tout simplement parce que, de l’autre côté de ce revers de la médaille qu’est son côté pile, il n’y a pas qu’un coût, mais également un prix ! Le prix de la reconnaissance professionnelle, qui peut faire découvrir et faire vivre une compagnie durant une ou plusieurs années, voire plus si affinités. Parce que plus de 2.500 professionnels (programmateurs, prescripteurs, producteurs, diffuseurs, journalistes,…), venus de partout en France et de l’étranger, y sont accrédités. Les premiers venant y faire leur marché annuel (parce que c’est tout de même plus pratique de passer une petite semaine intra-muros en s’enfilant 4 à 6 spectacles par jour, que d’aller voir une date isolée, même si c’est à 2 kilomètres de chez soi) et les derniers venant chroniquer cette expérience à nulle autre pareille (pour un journal, un site internet, une télé, une radio, un magazine,…). Et puis, bien entendu, n’oublions pas les publics ! Parce que ce sont eux qui remplissent les salles (plus de 22 millions d’euros de recettes), qui occupent les rues, les hôtels, les gîtes, les campings, les appartements et maisons (et qui affolent le marché immobilier avignonnais jusqu’à 50 kilomètres à la ronde), les terrasses des cafés et des restaurants, les boutiques, les sites touristiques (plus de 100 millions d’euros de retombées pour l’économie locale). Et parce que, grâce au bouche à oreille, cette com’ gratuite et pourtant formidablement efficace, certaines compagnies et nombre d’auteurs, artistes, metteurs en scène,… vont voir leur vie changer du jour au lendemain.
Voili les principales raisons pour lesquelles je fréquente professionnellement ce miroir aux alouettes sans discontinuer depuis 1990. Et pourquoi malgré le regard critique que je peux porter dessus, je ne cherche pas à réfréner l’envie de certains collègues de vouloir ainsi se jeter dans ce bouillon de cultures. C’est ainsi que j’ai pu donner quelques conseils à Pauline Roth pour qu’elle puisse « venir faire son 1er Avignon ». L’envie venait d’elle et elle a su arguer avec une telle conviction que je lui ai volontiers tendu la main. Et ce, afin qu’elle ne tombe pas dans les trop nombreuses chausse-trapes tendues aux jeunes compagnies qui débarquent ici en juillet avec d’infinies espérances. Et dont la grande majorité ne danse pas sur le Pont Saint-Bénezet et vient malheureusement se fracasser violemment contre les remparts du réel. J’ai donc conseillé à Pauline de contacter le responsable d’un nouveau théâtre avignonnais, Pascal Pistone. Ce musicologue et pianiste bordelais est un amoureux des arts et des artistes et il a ouvert L’Incongru – juste derrière Les Halles d’Avignon – il y a 3 ans. Cette petite salle de 45 places est donc idéalement placée et m’a semblé tout à fait adaptée à la proposition de Pauline Roth. Je connais celle-ci depuis près de 20 ans, lorsqu’elle faisait partie de l’atelier-chanson du Conservatoire de Dijon dont je mettais alors en scène les spectacles de restitution. Depuis, je l’avais perdue de vue, et j’ai eu le plaisir de la recroiser l’année dernière au Festival « Barjac m’en Chante ». Nous avons dès lors beaucoup échangé, pour aboutir au fait qu’elle puisse présenter 2 spectacles de chansons différents dans le Off cette année.
Pauline Roth Chante Barbara affiche ©Thibaud Pansard
Je suis donc allé voir et en suis, à chaque fois, ressorti avec le sentiment d’avoir rencontré une véritable artiste. L’adolescente tout feu tout flamme que j’avais connue était devenue une jeune femme de caractère ayant su s’appuyer sur une solide formation (de musicienne en Bourgogne et de comédienne à Bruxelles). Je me suis alors dit que l’autrice-compositrice-interprète avait su (se) construire une œuvre sans jamais oublier ni ses origines, ni ses influences, ni son chemin. Dans son spectacle hommage à Barbara présenté lors de la 1ère moitié de ce marathon avignonnais, Pauline nous montre le visage d’une interprète touchée par les messages et le personnage de la dame en noir. Seule, s’accompagnant joliment au clavier et à la guitare (elle est pianiste de formation), elle nous livre une version sensible et personnelle des tubes de Barbara, en déroulant le joli fil de soi(e) que la metteuse en scène Caroline Fornier a su lui tisser. Quelques extraits bienvenus de pensées de « la chanteuse de minuit » lus par Pauline permettent d’aérer et d’éclairer subtilement un spectacle fluide et bien construit. Rien de béat ni d’idolâtre dans ce « femmage » à Barbara, car si on saisit bien la part d’admiration pour le personnage et pour l’oeuvre, on entend également la singularité d’une voix d’aujourd’hui.
Pauline Roth Katharsis affiche ©Thibaud Pansard
Et cette originalité, on va également la retrouver, de façons encore plus notable et remarquable, dans le spectacle intitulé « Katharsis ». Car, cette fois, Pauline nous présente ses propres chansons et les défend avec la détermination dont elle a toujours su faire montre, mais avec une délicatesse que je ne lui connaissais pas. « Voilà sans doute le temps de dire : l’heure des mots a sonné, je crois.« […]« Les mots dans le cœur / Et le cœur en mille morceaux / Les larmes à l’intérieur / Qui ne pleurent qu’à demi-mots / Ces heures qui passent / Parfois au pas, au trop / Quand je voudrais qu’elles s’effacent / Place aux mots qu’il faut. » Le ton est donné et on ne coupera pas l’écheveau en 5 (ce serait cruel !) : ces mots deviennent alors, comme il est délicatement écrit dans le dossier artistique du spectacle, « autant de petits cailloux déposés avec amour sur une route sombre, un chemin sinueux, balises salutaires des sentiers oubliés. Devenant phares de fortune des marins perdus, canaux de sauvetage en charge du naufrage universel… » Et qui, à l’instar de ceux du Petit Poucet, permettent de baliser une trajectoire de vie qui, si elle ne passe pas par 4 chemins, nous fait élégamment « passer de l’ombre à la lumière, du silence aux mots, dans une plongée cathartique » salvatrice.
Car ce spectacle permet explicitement à la jeune femme d’exorciser certains de ses démons, par la libre expression d’émotions ressenties dans ses expériences de vie. « Voila l’histoire / La belle histoire / L’histoire d’amour ou de misère / D’un corps à l’âme / Qui coupe les jours / De mal de mer / Où l’âme se perd / Un corps qui vogue sur quelques vagues / Puis qui se lie de quelques bagues / Un corps qui joue / Un corps qui jouit / Une âme qui souffre / Mais qui grandit. » C’est donc toute une palette de sentiments que, à l’instar d’une aquarelliste impressionniste, Pauline Roth pose par petites touches sur la scène du théâtre de son existence et de L’Incongru, pour peindre le parcours d’une femme engagée dans son époque. Pas vraiment sirène (telle que dépeinte par Homère dans L’Odyssée), mais plutôt sorcière (dans l’acception d’Anne Sylvestre), elle nous entraine, de sa voix à la fois légère et pleine, sur son chemin de vie et nous prend par l’oreille. Cet organe complexe du corps humain qui reçoit des informations sonores et les transmet au cerveau pour les analyser. Ce qui nous permet de communiquer avec l’environnement qui nous entoure, contribuant ainsi à l’équilibre du corps. Et Pauline fait ça extrêmement bien, car elle ne triche pas !
Mais, il faut bien préciser que, sur ce coup-là, elle n’est plus, comme dans le spectacle sur Barbara, seule dans sa petite entreprise, car bien aidée et originalement accompagnée au piano et à la guitare par Léna Migoya. Et si je précise que l’accompagnement de Léna est singulier, c’est parce qu’elle trouve des harmonies, des réponses et des rythmiques qui étonnent et sonnent fort à propos. Et, là encore, comme dans le spectacle Barbara, la mise en scène discrète mais payante de Caroline Fornier nous permet une lecture à la fois limpide et magnétique de l’univers rothien. Lequel n’est pas que détermination, engagement, force et sensibilité. Mais, la quête de sincérité de Pauline l’entraine également à nous avouer ce qu’elle ne veut surtout pas et ce qu’elle désire vraiment. « Je veux pas de vos mensonges / Je veux pas vomir vos échecs / Je veux pas réanimer vos songes / Ni m’étouffer dans vos arrêtes / J’ veux pas essorer vos éponges / Je veux pas payer votre dette / Je boufferai pas ce qui vous ronge / Je n’essuierai pas vos défaites / J’ veux les mots qu’il aurait fallu / Et puis l’amour sans conditions / La douceur et les ours poilus / Qui font les enfances en cocon / J’ veux d’ la tendresse à la pelle / Et des océans d’attention / Des vérités sans arcs en ciel / Qui font des adultes papillons. »
Pour toutes les raisons que je viens d’évoquer, je trouve Pauline Roth talentueuse, sincère, juste, engagée et courageuse. Et le fait que, coquille de noix, elle s’engage de la sorte dans cette odyssée sur océan déchaîné qu’est le Off d’Avignon a conforté mon ressenti. Je suis donc désormais convaincu que, si elle sait surpasser cette épreuve-là et en tirer des conclusions constructives et profitables, elle saura trouver sa place dans la chanson francophone « art et essai » . Métier magnifique s’il en est, mais où il faut savoir se battre pour exister. « J’ai longtemps cru / Qu’en épousant mes idéaux / En troquant le laid pour le beau / En visant des sommets trop hauts / En m’enfermant dans des châteaux / En domptant le temps sur ma peau / J’apprivoiserai le chaos / Ça y est / J’ crois qu’ j’ai grandi / Ça y est / J’ sens qu’ j’ai grandi / Ça y est / Ça y est / J’crois qu’ j’ai dit oui / Ça y est / J’ sais qu’ j’ai choisi / Ça y est / Ça y est. » Et la lucidité et la maturité qui arrivent lui permettront alors de se retrouver avec elle-même, lui permettant ainsi de s’en sortir par le haut, en sachant manier à la fois la carotte et le bâton…
Pauline Roth Pauline Roth chante Barbara (jusqu’au 13 juillet)
Katharsis -Théâtre de l’Incongru (56 rue de la Bonneterie) du 15 au 26 juillet 2025 à 18H (relâche le 21 juillet)
Le site de Pauline Roth, c’est ici.




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