Barjac 2025. Emma la clown : en leur Anne est confiance
Sauvé dans Anne-Marie Panigada, En scène, Festivals, Franck Halimi, L'Équipe
Tags: Anne Sylvestre, Barjac 2025, Emma la clown, Nathalie Miravette, Nouvelles
Emma la clown (photos Anne-Marie Panigada)
27 juillet 2025, « Emma aime Anne », festival Barjac m’enchante, Espace Jean Ferrat,
Depuis le 30 novembre 2020, une voix manque follement, éperdument et douloureu- sement dans le pays sage de la chanson française. Et plus particu- lièrement dans ce petit milieu de la chanson d’expression dite « art et essai ». Car 63 ans de chant perfusé au « goûte à goutte », c’est quand même une sacrée « outrance-fusion » ! J’évoque là celle qui, par son éthique, son talent, sa clairvoyance, son opiniâtreté et son travail, a su construire une œuvre maîtresse, qui raconte la société française de la seconde moitié du 20e siècle comme personne : il s’agit, bien entendu, d’Anne Sylvestre. C’est pourquoi, en cette soirée du dimanche 27, dans la cour du Château de Barjac, présidait une immense attente à la proposition d’Emma la Clown autour de ce « corpus mot nu mental ».
Aussi, lorsqu’elle apparut sur cette scène vide – à l’exception d’un piano à queue à jardin – moi qui n’attends jamais rien d’un spectacle hormis l’envie qu’il m’embarque cœur et âme, j’avoue humblement m’être demandé si l’imposante muraille qui surplombait cette minuscule histrionne n’allait pas devenir le rempart de mes illusions et un mur pour pleurer. Parce que, sans vouloir vous parler de mes états d’Anne, il faut savoir que, depuis belle lurette et comme nombre de celles et ceux qui lisent ces mots, je voue une espèce de culte à Madame Sylvestre. Alors, rien d’idolâtre dans cette approche, simplement une juste reconnaissance à son endroit du fait que, par son œuvre, elle m’ait permis de mieux comprendre le monde, afin que je puisse y surnager en étant un peu moins con qu’auparavant.
Par ailleurs, comme j’ai l’honneur et le bonheur d’accompagner le parcours artistique de Bernard Joyet, j’ai pu côtoyer Anne Sylvestre à de multiples reprises grâce à Bernard et à Nathalie Miravette. Et j’avais alors pu mesurer à quel point l’humaine était à la hauteur de l’autrice : sensible à l’autre, intéressée par ses contemporainEs, drôle (mais pouvant être mordante), appréciant tout autant les nourritures terrestres que spirituelles et toujours prête à partager des moments de convivialité avec des vrais morceaux de plaisir à l’intérieur, sa simplicité avait, s’il en était besoin, fini par me convaincre quant à la nature exceptionnelle de sa personne.
Tout semblait donc réuni pour que la déception soit au rendez-vous de cette soirée, d’autant plus que la pluie semblait en menacer le bon ordonnancement. D’emblée, la bateleuse commence son numéro, en débarquant avec son personnage d’Emma la Clown, une guitare à la main. Et, sans ambages, elle nous affirme qu’elle est celle qui aime le plus au monde Anne Sylvestre et qu’elle connaît ses 276 chansons par cœur (répertoriées « adulte », car elle en a, en réalité, composées plus de 600 – ndlr). La réaction du public barjacois est à la hauteur de la provocation, car une sourde réprobation descend illico des travées. En effet, ici, chacunE se sent intimement investiE d’une affection immodérée pour Madame Anne (comme la chante si éloquemment Michèle Bernard, dont le spectacle « Miettes » est également à l’affiche de cette 30e édition de Barjac m’en chante). Et c’est en cela – et pour toutes les raisons évoquées ci-dessus – qu’Anne Sylvestre fait partie intégrante de la vie intimiste de nombre d’entre-nous, férus de « chanson de caractère ».
Mais, Emma n’en a cure et taille sa route comme si de rien n’était, en expliquant – grâce à une jolie idée scénaristique (qui sera certainement reconnue à titre costume) – qu’elle a demandé à celle qui a « accompiano » Anne Sylvestre durant ses onze dernières années de carrière de bien vouloir lui donner un coup de (deux) mains dans cette périlleuse entreprise. Et elle le fait avec tant d’humour désarmant et de respect délicat que la musicienne accepte. Alors, je ne vais certainement pas raconter par le menu ce spectacle – que vous devez absolument découvrir s’il passe à moins de 800 kilomètres de chez vous (conseil d’ami) -, mais j’ai eu très envie de partager avec vous, lectorat de NosEnchanteurs, les émotions qu’il a su faire naitre en moi, à mesure qu’il déroulait sa drôle de trame.
Et le choix du répertoire apparaît comme un facteur essentiel dans cette « histoire d’Annour », où l’amour et l’humour font bon ménage, et ce d’une façon virtuose que je n’avais jusqu’alors jamais vue ailleurs. C’est ainsi que, après une session « ping-pong-este » hilarante durant laquelle la clown du spectacle est, d’une façon subtile, mise à l’épreuve par Nathalie sur sa connaissance réelle des paroles des chansons, elles nous offrent une version originale du Lac Saint-Sébastien où chacune des deux protagonistes joue le rôle qu’on ne souhaitait surtout pas lui voir tenir, l’une pantomimant le tube écolo, pendant que l’autre lui offre un écrin musical poético-lyrique. Et là, mon for intérieur s’est dit « Aïe, aïe, aïe… voili le piège dans lequel il ne fallait pas tomber ! » D’autant plus qu’Emma en rajoute une couche, en proposant à Nathalie et à son piano à queue de parcourir l’œuvre par son versant aqueux (et quand on connaît ce répertoire, on sait combien l’eau en est un sujet central). Mais, comme ces deux-là sont de sacrées fines mouches, c’est bel et bien le public et moi (pôvre poisson-zélote) qu’elles ont imperceptiblement attirés dans leur « toile d’art reine y est » ingénieusement tissée sur leur « fil de soi »…
Et inexorablement, le spectacle continue d’avancer, avec son lot de formidables trouvailles articulé à une large palette d’émotions : de Bergère à Elle f’sait la gueule, en passant par Carcasse (quelle interprétation « réjouissive » des deux personnages, qui nous prouvent ici qu’elles sont d’excellentes comédiennes !), elles mettent en perspective cette éternelle dichotomie entre le corps et l’esprit, dans un ballet d’apparences trompeuses et de jubilatoires faux-semblants. Même le trou de texte à un moment inopportun ne constitue pas une chausse-trape malvenue, mais la possibilité de nous faire toucher du doigt une fragilité touchante. Car, ici, rien n’est laissé au hasard et le professionnalisme avéré de ces deux artistes de haut-vol les conduit à nous confectionner un défilé haute-couture avec du cousu main en dentelle de Bretagne (car c’est là que vit Meriem Menant, dite Emma la Clown).
Jusqu’au moment où, après une interprétation maline de Tiens-toi droit qui, là encore, nous dévoile tellement de choses du point de vue d’Anne Sylvestre sur sa façon d’envisager la vie (« Laisse-moi tous les précipices / Que sous mes pas l’amour va susciter / Je ne veux pas de pont, je veux des rivières / Je veux des torrents où tourbillonner / Je veux cette vie, je la veux entière / Même si mon cœur y doit suffoquer. »), survint le point d’orgue de « MON spectacle ». Car il me semble important que vous saisissiez que j’ai vraiment vécu celui-ci comme si ces trois artistes s’adressaient directement et viscéralement à moi. Mais, pour avoir échangé durant la suite du festival avec moult autres des 650 spectateurs présents ce soir-là, j’ai bien peur que cette singulière expérience – ô combien intense – ait eu le même impact sur chacunE.
Je disais donc que c’est le moment choisi pour, après bien des péripéties, en arriver enfin à Une sorcière comme les autres. Il s’est alors passé un truc comme je sais n’en avoir jamais ressenti auparavant : la voix plus « nature » d’Emma donna ce texte si parlant avec beaucoup plus de nuances et l’accompagnement – au début épuré – de Nathalie devint un moment de bravoure pianistique à la Debussy, avec des accents pointillistes, fauvistes, impressionnistes… Et ce, au point de faire pleurer le ciel de quelques larmes et de faire virevolter une chauve-souris dans une sarabande volage. Comme si l’âme d’Anne était venue cautionner ce « femmage » à son hymne à la gente féminine ! Bouche-bée et les poils en érection, j’ai alors été traversé par un courant de haut-voltage et un flot émotionnel torrentueux unique.
Mais, point d’arrêt sur image ici, car le rythme savamment étudié du spectacle nous fait imperceptiblement passer de ce moment de vertige poétique à une ambiance beaucoup plus légère grâce à Gulliverte, qui nous en dit tellement sur les forces et fragilités de la femme et de son rapport au patriarcat. Et la musique s’allège ensuite encore plus pour devenir un jazz rythmique joyeux et entrainant sur Les blondes. Enfin, pour boucler la boucle (d’or), on retombe sur mer avec Les amis d’autrefois, Veux-tu monter dans mon bateau ? (deux des premières chansons officielles d’Anne Sylvestre) avant de terminer par Le partage des eaux, poignante de symbolisme et de justesse de vue, dans des interprétations épurées et touchantes.
Alors OK, j’en conviens… je n’ai pas tenu ma promesse de ne pas vous raconter ce spectacle par le menu. Mais, j’ai été traversé par de telles sensations que je n’ai pas su en faire l’économie. Et je peux vous assurer que ce papier n’est qu’un infime reflet de l’incroyable proposition d’Emma la Clown et Nathalie Miravette. Car le duo « funambulise » de concert de telle sorte qu’il offre au public une proposition à la fois savoureuse, délicate et voluptueuse. En nous faisant entendre ces chansons (déjà polysémiques par elles-mêmes) par un film scénaristique, un fil musical et un filtre clownesque qui leur offrent un décalage original et pertinent. Ainsi qu’une nouvelle jeunesse, mais sans jamais en trahir la genèse, ni la liberté de fond et de ton. Et c’est vraisemblablement la meilleure façon de nous consoler de l’absence d’Anne… pour qu’elle nous manque un peu moins.
Le site d’Emma la clown, c’est ici ; ce que NosEnchanteurs a déjà dit d’elle, c’est là.
Ce que NosEnchanteurs a déjà dit d’Anne Sylvestre (il y en a beaucoup), c’est là.



j’étais présente à ce bel événement comme vous à Barjac.
j’ai revécu cette soirée en lisant votre admirable article
je n’aurais pas su trouver les mots pour dire ce que j’ai ressenti au cours de ce spectacle mais vous, vous êtes parvenus à traduire ce que ces deux artistes si talentueuses nous ont offert . Elles ont su nous rappeler que l’oeuvre de Madame Anne est toujours vivante….merci et bravo Monsieur Halimi.
Evelyne Gutieres
Joli papier, j’ai vu le spectacle au Petit Ivry Cabaret au mois de mai et je souscris à ce légitime enthousiasme, Emma et Nathalie réalisent une prouesse, en toute simplicité, avec leur maestria respectives, elles font vivre et vibrer la belle âme de la grande Anne (et vice versa). Vivement le Café de la danse cet automne !