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Gilbert Laffaille : « Il est peut-être encore plus difficile d’écrire des chansons »

Gilbert Laffaille (série photographique d'Anne-Marie Panigada)

Gilbert Laffaille (photos Anne-Marie Panigada)

Entretien avec Gilbert Laffaille, réalisé par Nicolas Céléguègne, à l’occasion de la sortie du coffret de 3 CD Les beaux débuts, qui reprend six de ses sept premiers albums, de 1977 à 1988. Lire la chronique de ce coffret ici. Photos d’Anne-Marie Panigada, série inédite prise en décembre 2013 au 20ème Théâtre.

On commande ce coffret ici.

Comment est né ce projet de coffret chez EPM ?

L’idée était là depuis des années mais il a fallu du temps pour la concrétiser. J’ai quitté la région parisienne, déménagé, emménagé, vécu dans les travaux pendant deux ans, cela fait peu de temps que j’ai de nouveau un bureau, une table et un ordinateur en état de marche ! Ensuite il fallait se mettre d’accord car le choix n’était pas évident. La période des débuts s’est imposée car elle correspond à une époque, un producteur, un air du temps des vinyles, des radios et des télévisions de service public qui programmaient de la chanson, du circuit des centres culturels, des débuts des grands festivals… cela fait un ensemble cohérent.

Laffaille 2Les albums de 1977 à 1988 sont regroupés par ordre chronologique sur les trois CD. Il y a un album absent, L’année du Rat (1985). Pour quelle raison ?

J’ai toujours pensé cet enregistrement aurait besoin d’être remixé à partir des prises originales. Je trouve que la voix y est sourde, un peu comme dans un caisson, que la spatialisation du son, les réverbérations ne sont pas satisfaisantes, et que cela donne une impression de manque de dynamique, un effet tristounet. Ce qui n’est pas le cas des autres disques, parfaitement enregistrés et mixés. À cette raison s’ajoute le fait que ce n’est pas le même producteur et que nous n’avions pas les droits. Après cette période des beaux débuts et la rupture avec ma première maison de disque, il m’a fallu un certain temps pour retrouver un producteur, une ligne artistique. On ne dit pas assez combien la stabilité d’une équipe est nécessaire à l’équilibre d’un artiste et à sa création. Tout est déjà tellement difficile que quand s’ajoutent des questions matérielles et humaines on entre dans des zones de turbulences, ce qui fut mon cas.

Y aura-t-il un deuxième coffret regroupant les disques suivants, depuis l’album « Ici » jusqu’au CD « Le Jour et la Nuit » ? Et, peut-être que je rêve un peu, un CD « Laffaille chanté par ses interprètes » (R. Didier, F. Solleville, V. Pestel, M. Fugain, A. Leprest) ?

Je suis auteur-compositeur-interprète, c’est déjà beaucoup, et je ne suis producteur de rien. Je n’ai pas la main sur la production de mes albums. À cette liste que vous suggérez on pourrait ajouter Laffaille interprète, notamment en anglais sur le coffret Autour de Jack Treese (1) !

Laffaille 3Malgré le contexte très préoccupant pour tous les créateurs et diffuseurs, envisagez-vous des concerts en 2021-2022 pour reprendre ce répertoire entre autres ?

Bonne question. Mais il est bien difficile en ce moment de faire des projets qui vous engagent, engagent d’autres personnes, nécessitent une prévision de budget, de rentrées et de sorties d’argent, l’aide des sociétés civiles (qui, on ne le dit pas assez, voient leurs ressources diminuer et qui donc auront moins à répartir), qui nécessitent aussi des partenariats fiables, notamment avec des salles, des diffuseurs, des médias, voire des annonceurs. Or à l’heure actuelle on ne sait rien, on ne dit rien, on ne voit rien. Le ministère est muet, ou n’a aucun pouvoir, ce qui revient au même. Les concerts sont annulés au dernier moment. Qui peut dire si dans un an telle ou telle salle seront encore ouvertes, si tel festival aura repris sa programmation, si telle préfecture qui avait donné son autorisation ne changera pas d’avis trois mois plus tard ? En temps normal les contacts s’établissent un an à l’avance et les contrats se signent six mois en amont. Lancer une communication, un programme, des affiches, trouver des partenaires, cela prend du temps, c’est un métier qui doit être effectué par des professionnels. Comment engager des personnes sur la base d’un projet dont on n’est pas certain qu’il pourra voir le jour ? Mais je n’élude pas votre question : oui, comme tous mes amis artistes, j’aimerais bien pouvoir remonter sur scène, faire vivre ce répertoire, chanter mes chansons… Mais avant de pouvoir mettre en présence un public et des artistes il faut avoir satisfait un certain nombre de nécessités sans lesquelles rien ne peut avoir lieu. Qu’en est-il de la question des assurances en cette période de pandémie ? Qu’en est-il de la question des aides des sociétés civiles (Adami, Spedidam, Sacem) ? Quand on reçoit le soutien de l’Adami par exemple, on touche la moitié de l’aide avant sur acceptation du dossier et l’autre moitié après réalisation du projet sur présentation des bulletins de paye. Que va-t-il se passer si un dossier reçoit une aide pour un spectacle qui finalement n’aura pas lieu ? (sachant que les lignes budgétaires doivent être dépensées dans l’année). Cela pose de multiples questions. Certes tout cela nous éloigne de l’artistique… mais si rien ne peut avoir lieu les chanteurs redeviendront cigales !

Laffaille 4Quel regard portez-vous sur les chansons du coffret ? Écririez-vous de la même manière aujourd’hui et exprimeriez-vous les mêmes émotions ?

Mes chansons sont étroitement liées à ma vie. Celles qui sont réunies dans ce coffret viennent du jeune homme que j’étais et que je ne suis plus. Enfant de l’après-guerre, révolté de 68, déçu de 81, qui se fait traiter de « boomer » par des jeunes d’aujourd’hui… J’ai beaucoup pratiqué l’ironie, elle revient comme un boomerang ! Pour vous répondre, oui j’exprimerais exactement les mêmes émotions car elles sont toujours en moi notamment les impressions d’enfance marquées à jamais. Les idées, le regard critique sur la société, sont également les mêmes, je n’ai pas changé : vieux bonhomme je pense les mêmes choses qu’il y a quarante ans et certaines de mes chansons sont hélas toujours d’actualité quand d’autres ont été prémonitoires. Mon style a évolué au long des ans. Je préfère mon écriture d’aujourd’hui mais suis un peu envieux de la fraîcheur, de l’insouciance, de la folie que j’avais et que je n’ai plus. À part quelques chansons du premier album manquant de maturité (c’est normal quand on est jeune !) et certains choix de son et d’arrangements de l’album Travelling (c’est ce que je voulais à l’époque, rien ne m’a été imposé), oui je revendique tout. Ce qui me frappe aujourd’hui avec le recul c’est que malgré la critique sociale que nous étions alors quelques-uns à pratiquer en chanson, il y avait une joie de vivre, une envie rigolarde, un côté farceur, une légèreté, et finalement une certaine confiance en la capacité à changer les choses. De nos jours quand on réalise que le pouvoir échappe aux dirigeants élus, qu’il est passé aux mains des multinationales, que les questions écologiques préoccupantes sont le cadet des soucis des puissants, que les inégalités se creusent, qu’avec le nombre d’habitants les tensions planétaires augmentent… le fatalisme gagne. Il est peut-être encore plus difficile d’écrire des chansons !

cK1209-101 - 2013Alors que la France est de nouveau en période de confinement, quelles peuvent en être les conséquences pour les artistes de la chanson ?

Comment gagner sa vie quand on est artiste de la chanson ? Les ventes de disques et les droits d’auteur ayant considérablement diminué depuis une dizaine d’années, il ne restait plus que la scène. La voici elle aussi frappée de plein fouet. Chanteurs, musiciens, techniciens, agents, tourneurs, managers, loueurs et accordeurs d’instruments, costumiers, directeurs de salle, agents de sécurité, contrôleurs, ouvreuses, maquilleurs, décorateurs, transporteurs, restaurants, hôteliers… représentent une partie des métiers directement touchés par le confinement dans notre secteur.
Depuis le début de la crise sanitaire il n’y a que la Sacem qui ait été capable de prendre en urgence quelque initiative en comptabilisant le nombre de vues des concerts en direct effectués sur les réseaux sociaux. Certes il faut jouer beaucoup et longtemps pour gagner peu mais cela a au moins le mérite d’exister et de proposer quelque chose aux artistes. De les prendre en compte, de s’adresser à eux. De ne pas faire comme s’ils n’existaient pas. Chacun est capable de comprendre qu’à situation exceptionnelle il faut des mesures exceptionnelles. Mais ne pas entendre une seule fois le mot « culture » dans une allocution présidentielle de vingt minutes cela en dit long sur la considération que nos gouvernants nous portent.
Les temps à venir s’annoncent difficiles et je ne crois pas qu’on puisse prolonger indéfiniment « l’année blanche » des intermittents. Théâtres et bars fermés, réunions privées et musique dans la rue interdites… que reste-t-il ? Les réseaux sociaux. La possibilité pour certains de donner des cours. Si cela reste autorisé. Le ministère va aider les grosses entreprises (Opéra, Comédie Française…) mais les petites et moyennes structures, les artistes qui s’y produisent, le tissu culturel et associatif de notre pays, sont d’ores et déjà sinistrés.

 

 Lire la chronique sur le Coffret 3 CD « Les Beaux débuts » en cliquant ici 

 

(1) Publié en 2013 chez Friendship First. Laffaille reprend également Soizig de Julos Beaucarne sur le CD Ils chantent Julos Beaucarne (2009, Le chant du monde).

« Education nationale » : Image de prévisualisation YouTube

« CQFD » : Image de prévisualisation YouTube

4 Réponses à Gilbert Laffaille : « Il est peut-être encore plus difficile d’écrire des chansons »

  1. Brian Thompson 8 novembre 2020 à 16 h 15 min

    Entretien excellent avec un artiste excellent que je suis de près depuis quelque 40 ans ! Si vous le connaissez peu ou mal, il y a de quoi corriger ce manque !

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  2. Raoul Bellaïche 8 novembre 2020 à 16 h 22 min

    Une très intéressante interview de Gilbert Laffaille. « Cash » !

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  3. Evelyne Gutieres 11 novembre 2020 à 14 h 22 min

    Tout est si bien dit que je ne peux que rajouter que ce fut un réel plaisir de lire ces deux articles sur Gilbert Lafaille!!!!
    puissent tous ceux qui vous lisent et qui ne le connaissent pas se précipiter non pas chez son disquaire (hélas!!!) mais sur ce qu’il nous reste pour nous maintenir à flots ,je veux parler de « l internet » comme le chante Gilbert dans sa « java sans modération »!!!!
    merci à vous gens de « nos enchanteurs » ! je suis toujours vos chroniques de très près!!!
    Evelyne

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  4. Luguern Joël 12 novembre 2020 à 12 h 53 min

    En ces temps de confinemen obligatoire, je recommande encore une fois la lecture de « Kaléidoscope » l’autobiographie de Gilbert Laffaille.
    J’en avais déjà dit beaucoup de bien il y a un an, après sa parution, mais je me permets de recommencer.
    C’est un livre passionnant sur l’auteur mais aussi sur la chanson française des quarante dernières années.
    Je suis d’autant plus à l’aise pour inciter les lecteurs de « nosenchanteurs » à l’acheter que je ne connais pas personnellement Gilbert Laffaille. Et si, en raison du confinement ou d’autre chose, vous avez une baisse de moral, précipitez-vous sur le texte de la chanson « Rêve de comptoir » (page 345…) Un chef d’oeuvre d’humour à réconcilier les plus désespérés avec la vie. Chapeau l’artiste !

    Répondre

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