Vaison-la-Romaine 2025. L’esprit de Brassens

Les sains Nicolas : Bacchus et Moro (photo Michel Trihoreau)
Entre Sète où il est né et Saint-Gély-du-Fesc où il est mort, Georges Brassens a laissé de multiples traces. Sans compter Paris, Crespières, Lézardrieux ou même Brive-la-Gaillarde. Mais quid de Vaison-la-Romaine ?
C’est à Georges Boulard, un admirateur convaincu — certains diraient un fan — que l’on doit l’origine du festival. Pas de fantôme en amont, non, mais plutôt l’émanation d’une vénération venue de l’aval.
C’est au village-vacances Léo Lagrange, dans un cadre privilégié qu’il se déroule pendant une belle semaine d’avril. Tout y est rassemblé dans un rayon d’une centaine de mètres : le gîte, le couvert, le spectacle et la détente.
Après le décès de Georges Boulard, une nouvelle équipe a souhaité poursuivre l’aventure et une nouvelle association a vu le jour : Les Z’enfants de Brassens. Pour la deuxième année, malgré le peu d’expérience et l’éloignement géographique des organisateurs, le pari semble gagné : « de Brassens à la nouvelle scène », ainsi se définit l’orientation de ce presque nouveau festival.
Quelle est la place d’un festival consacré à Brassens dans le paysage de la chanson de 2025 ? Déjà des puristes, des étroits, des fâcheux font la grimace : où est l’esprit de Brassens ?
Sans aller jusqu’à faire tourner les tables ou les guitares, on le voit apparaître dans les chansons spontanément jaillies pendant les heures creuses autant que sur la scène. Trois spectacles lui sont consacrés cette année, en particulier l’excellent groupe Noémie and Friends mais il faut saluer une idée originale de Jean-Michel Auxiètre : Fallet et Brassens se rencontrent par textes interposés, lus et chantés par les bénévoles de l’association. L’accordéon magique de Jo Labita ainsi que la conviction et la ferveur des interprètes font oublier leurs maladresses d’amateurs. Nul doute que de son nuage, Tonton Georges aura eu un sourire attendri pour ses Z’enfants, mais son esprit va plus loin que les interprétations fidèles ou décalées. Son époque a vu fleurir une nouvelle espèce à son image : les ACI. Auteurs, compositeurs et interprètes, munis d’une simple guitare, ces troubadours du XXe siècle ont, comme lui, mis les mots en avant pour inciter à une écoute attentive. Comme lui, la plupart d’entre eux ont, avec leurs chansons, ouvert bien des esprits vers un peu d’humanité et de liberté.
En ce sens et dans cette cuvée 2025, s’il en est un qui porte haut la flamme, c’est Jofroi. On a souvent évoqué la sagesse Brassens, sa façon de regarder la société avec le recul paisible du philosophe. Jofroi est aussi de cette veine, moins citadin que Georges, il déniche tout autant l’âme des gens parmi les garrigues et les forêts. On pense aussi à l’héritage de Félix Leclerc (mais n’est-ce pas la même famille ?) et le pouvoir des mots, lorsque la poésie les saisit, atteint le cœur autant que la pensée.
François Buffaud est aussi un peu de la même veine.
« J’ai toujours aimé faire danser les mots » disait Brassens : et aussi : « Les mots peuvent se mettre presque à toutes les sauces ».
Mehdi Krüger les fait ainsi virevolter dans tous les sens, avec une grâce singulière et une pertinence savoureuse. Tout chez lui est harmonie : le texte, la musique et le geste s’enroulent et se déroulent, jouant avec nos perceptions pour nous mener ici et là jusqu’à l’interrogation la plus profonde. C’est du remue-méninges qui ne nous laisse pas indemnes.

Gérard Morel (photo Dominique Flahaut)
Gérard Morel est aussi ivre du vocabulaire qu’il distille avec humour ; les histoires qu’il raconte sont puisées, comme celles de Brassens, dans le quotidien des gens simples ; leurs gestes nous sont familiers mais c’est pour mieux nous surprendre. Ses facéties sont du même tonneau que la Ronde des jurons ou La fessée. Ses jeux de mots, dignes de Boby Lapointe plus que de Brassens (mais n’est-ce pas encore la même famille ?) sont des caresses pudiques.
L’humour, et Le gorille ou Le roi en sont des exemples, permet de faire passer avec délicatesse les plus amères réflexions que la société nous inspire.
Ne vous y trompez pas, lorsque Nicolas Moro pratique l’autodérision ou lorsqu’il prend le ton d’un potache déconneur ou faussement naïf, c’est pour mieux attirer votre attention sur les dérives, les écarts, les transgressions qui empruntent les chemins de traverse.
Ceci nous amène à un autre pilier de l’œuvre de Brassens : son engagement. Sans injonctions, sans prêche, par la subtilité de ses propos il nous conduit à la transgression de l’ordre établi lorsque celui-ci frise l’absurdité ; ce qui est souvent le cas !
« Je fais de la propagande de contrebande » dit-il.
Une mimique de Brassens, un sourire de Govrache, le même verbe acéré à quelques décennies d’écart, ce dernier relève les absurdités de notre monde et surtout de ceux qui le dirigent. Il nous slame dans le cœur et dans la tête des vérités que Brassens nous laissait découvrir mais qui ont les mêmes racines.
Armée de son violoncelle, des registres multiples de sa voix, avec la complicité de son batteur, Hélène Piris pique, tape, dézingue et pourfend à tout va toutes les aberrations de notre société malade. Ne dites pas qu’elle est loin de l’esprit Brassens ; il disait lui-même « si vous voulez vous engager, il faut le faire – je vous approuve – contre la peste où qu’elle se trouve ! » Mais de là à prendre les armes !…
L’engagement de Pierre-Paul Danzin n’est pas si loin de celui de Brassens dont il partage la sobriété artistique et la démarche populaire. « Je chante pour le peuple, dit Brassens, je chante des locutions faites par le peuple, des locutions que le peuple vit et qu’il ressent dans son cœur. »
Enfin, lorsqu’on écoute Nicolas Bacchus, ses provocations percutantes, son humour dévastateur, on ne pense pas spontanément à Brassens. Pas de sage recul, au contraire un contact frontal et percutant sur l’actualité et les mœurs de nos contemporains. On oublie un peu vite que Brassens en son temps fustigeait sans vergogne la société et ses hypocrisies. Préférer les gendarmes sous forme de macchabées ou faire sodomiser un juge par un gorille ce n’était pas de la guimauve au milieu du siècle dernier et les cierges de Mélanie ont peut-être ouvert, pour certaines, la voie à un épanouissement jusque-là ignoré.
Et puis, comme disait le poète susnommé : « ça ne me déplait pas de déplaire à certains ! »
Enfin, la « nouvelle scène » — étrange concept — est-elle encore inspirée par Brassens ? Et surtout, le public de moins de quarante ans, gavé de musique dans les supermarchés, colonisé par les productions anglo-saxonnes, se sent-il concerné aujourd’hui par de la chanson qui s’écoute plutôt que par des sons qui s’entendent sans effort ?
Les Z’enfants de Brassens espèrent-ils attirer ce public ? Comment ? Au prix de quelles concessions ?
Peut-être ne faut-il pas se poser la question et continuer à entretenir le feu.
Nicolas Bacchus « Ton avis (sur ma vie) » :
Nicolas Moro « Les Honnêtes gens » :
Gérard Morel « Il pleut des cordes » :
Les citations de Brassens sont tirées de « Georges Brassens – Je suis une espèce de libertaire » recueil conçu par Jean-Paul Liégeois, éditions du Cherche-Midi, 2019.
Asso : leszenfantsdebrassens@gmail.com, 06 81 49 45 16.
Merci Michel ! J’ai aimé pouvoir rester 3 jours à ce festival, y chanter à table, et surtout profiter des concerts des collègues, passer un peu plus de temps avec eux que d’habitude.
Merci aussi pour cette photo des « sains Nicolas », ça immortalise cette rencontre avec Nicolas Moro que je n’ai découvert que récemment et que j’apprécie beaucoup !
« Grande » vie à tous ces « petits » festivals un peu partout !