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Louis Aragon : « Vous n’obtiendrez pas cette condamnation de moi »

Entretien avec Louis Aragon, 1963, La Nouvelle Revue Française, Gallimard, juin 2012*

Francis Crémieux – Vous parlez de renouveau de la chanson française (…). Vous savez, en ce moment (…) on a un peu l’impression que sur le plan de l’auditoire elle est battue en brèche par ce que vous appelleriez peut-être «le rien dire», c’est-à-dire le yéyé. C’est la première observation. La deuxième : est-ce la chanson ou est-ce l’utilisation des poèmes de leurs contemporains par des compositeurs ? J’ai plutôt l’impression que c’est la poésie qui gagne, et que dans chanson il y a beaucoup de poésie, mais que ce sont les poètes qui donnent l’aliment.

Louis Aragon - Personnellement, je n’ai pas ce mépris qui s’exprime ici ou là pour les formes les plus récentes de la chanson, et par exemple, parmi les chansons que j’ai entendu chanter par Johnny Hallyday, pour en rester simplement là, il y en a que je considère comme de très bonnes chansons. Ce n’est pas parce que l’expression du sentiment est faite avec quelques mots, par des moyens autres, qu’elle perd de l’intensité. Au contraire. Vouloir opposer une forme de chanson à l’autre, tuer une chanson par l’autre, voilà le mauvais coup qu’on nous fait. Et je ne m’associerai certainement pas à ce dénigrement d’une forme de chanson qui plaît à la jeunesse, ce qui ne me paraît pas mauvais, et qui plaît aussi comme vous voyez à de vieux bonshommes comme moi.

Francis Crémieux - Ah oui, mais vous savez plaire à la jeunesse… Il s’agit de savoir pendant combien de temps on va plaire à la jeunesse ! C’est la mode.

Louis Aragon : La jeunesse, ce n’est pas une question de mode : de toute façon la jeunesse est très brève. C’est la condition humaine que vous mettez là en cause, ce n’est point la mode. En réalité les choses plaisent un moment puis laissent le pas à d’autres. Il s’agit seulement de savoir, au bout d’un certain nombre d’années, ce qui reviendra. Or, ce qui reviendra n’est pas toujours ce que l’on croit. Ainsi, quand j’avais 20 ans, un des écrivains les plus célèbres était un homme qui n’était d’ailleurs pas du tout un écrivain négligeable, il s’appelait Henri de Régnier. Qui aujourd’hui lit Henri de Régnier ? Par contre, à cette époque, un écrivain absolument décrié s’appelait Courteline ; aujourd’hui Courteline se lit. C’est probablement la même chose avec les chansons. Il n’est pas du tout certain, il n’est pas couru, que les chansons qu’on méprise aujourd’hui et qu’on tient pour le fait de la mode ne seront pas celles qui auront leur grain d’éternité. En tout cas qu’il s’agisse du fait que la poésie gagne dans tout cela, je pense que oui. C’est toujours la poésie qui gagne. Mais que la poésie gagne avec moi, avec nous – je veux dire les poètes qui font métier de poètes ou qu’elle gagne avec des inconnus, avec des mots que l’on considère comme des formes dévaluées de la poésie, peu importe  : c’est toujours la poésie qui gagne. Et peut-être que plus tard on considérera Johnny Halliday comme le roi de Navarre.

Francis Crémieux - Je vous dirais que Johnny Hallyday me semble déjà être considéré par la jeunesse comme un homme qui est en train de parcourir une trajectoire importante. Ce n’est pas anecdotique. Vous avez tout à fait raison dans ce que vous dites de lui. Je pense à ce qu’on appelle l’industrie de la chanson. Est-ce que vous pouvez imaginer par exemple qu’on pourrait un jour parler de l’industrie de la poésie? Or les professionnels parlent ouvertement de l’industrie de la chanson. C’est une industrie : il y a un support, il y a des disques, il y a des passages radio. C’est pourquoi je crois que quand vous dites que c’est bien que la jeunesse aime ça, il y a peut-être une part des choses que vous ne mettez pas en avant, c’est la façon qu’on a de faire pénétrer artificiellement des chansons qui n’en sont pas. Et j’aurais aimé une condamnation des chansons qui n’en sont pas.

Louis Aragon - Vous n’obtiendrez pas cette condamnation de moi parce que je ne sais pas si des chansons qui se chantent n’en sont pas. Du moment que quelque chose se chante, c’est une chanson. Et par exemple il y a des choses qui sont aussi de la poésie qui n’en sont pas parce qu’elles sont industrielles aux yeux des autres. Il y avait une époque où sur les murs de Paris, et même en lettres de feu, on pouvait lire place de l’Opéra, c’était un slogan pour entrer au magasin… Excusez-moi de donner à la radio française brusquement la réclame d’un magasin existant, mais je n’y peux rien : «Toute femme élégante est cliente du Printemps.» Eh bien j’estime que dans ce slogan c’était encore la poésie qui gagnait. (…)

(*) «Variétés : littérature et chanson», sous la direction de Stéphane Audeguy et Philippe Forest, «la Nouvelle Revue française», n° 601, juin 2012, 224 pp., 19,50 €. Avec cet entretien inédit d’Aragon dont nous ne reprenons ici qu’un extrait, un article sur Bernard Lavilliers, dont Le Nouvel Obs en publie des extraits, etc.

 

 

 

8 Réponses à Louis Aragon : « Vous n’obtiendrez pas cette condamnation de moi »

  1. danièle 19 juin 2012 à 8 h 05 min

     » Le poète a toujours raison, qui voit plus haut que l’horizon … »

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  2. Odile 19 juin 2012 à 8 h 27 min

    En effet voilà un Aragon très tolérant sur la poésie !
    Visionnaire aussi ?
    Jean-Philippe Smet roi de Navarre ?
    Merci Michel pour ce très bel entretien…
    La photo d’Aragon est magnifique !

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  3. ALCAZ 19 juin 2012 à 12 h 16 min

    Merci Michel de ces retrouvailles que vaille !
    Tu es ben fin comme ils disent au Québec.
    Un cadeau, une réflexion, une ouverture d’esprit qui aide à tomber les murs, qui aide à l’acceptation, à cet amour inconditionnel, au respect.
    C’est d’une énergie de foi telle !
    Une écharpe de soi, toute en douceurs de plume, ah Aragon, quel soin, enfin dépasser les mots pour la chanson.
    merci
    Vyviann et jean-Yves

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  4. Norbert Gabriel 19 juin 2012 à 13 h 49 min

    cet entretien me rappelle ce que racontait Louki: quand il était dans son atelier d’horloger, grand admirateur de Beckett, il gribouillait ses chansons sur des bouts de papier de récupération, des dos de bons de livraison, des factures, histoire de ne pas gâcher du beau papier neuf avec ses bêtises.. et puis un jour, son idole, Roger Blin, grand spécialiste du théâtre de Beckett passe chez Louki, il voit sur un papier qui traine les couplets de « la môme aux boutons » , à la grande confusion de Louki qui s’excuse de cette amusette indigne d’un futur auteur de théâtre. Et Roger Blin rigole, et lui dit  » ballot (ou quelque chose du genre) la chanson que je chante le plus souvent c’est « Ah les p’tits pois » dont on ne peut pas dire que c’est du Châteaubriand ou du Victor Hugo…
    Et il lui a conseillé d’envoyer la chanson à Lucette Raillat qui en a fait un tube… Ce qui n’a pas empêché Louki de devenir aussi un auteur de théâtre très apprécié de France Culture qui a diffusé beaucoup de ses pièces..
    Les mystères de la chanson populaire sont parfois insondables… et puis, on peut aussi s’interroger sur cette passion des petits pois, qui furent à l’origine d’une des premières campagnes de pub télé « on a toujours besoin de petits pois chez soi. »
    mais ceci est une autre histoire …

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  5. Michel TRIHOREAU 19 juin 2012 à 14 h 13 min

    Tout le monde a le droit d’écrire des conneries. Je militerais même pour le droit à la connerie.
    Ce qui est grave, comme dans tout excès, c’est de N’écrire QUE des conneries !
    Ce qui est encore plus grave c’est lorsque les conneries sont tellement omni-présentes qu’elles ne laissent plus de place à quoi que ce soit d’autre.

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  6. Annie Lapeyre 19 juin 2012 à 19 h 20 min

    J’arrive à l’instant sur la page facebook de FRED, et voilà que je me régale de cet interview d’ARAGON, dont j’aime les textes mis en musique et chantés par le grand JEAN FERRAT.
    Je m’attarde souvent sur le blog « Si çà vous chante », et je m’aperçois que j’aurais du venir beaucoup plus tôt ici, eu égard à tout ce que j’ai à découvrir en remontant en arrière. Cela va me prendre beaucoup de temps, sans doute avec un immense plaisir.

    Réponse : Un peu moins d’un millier d’articles, je crois, Annie. Il faut du temps, mais j’espère que vous y prendrez beaucoup de plaisir ! MK

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  7. Odile 20 juin 2012 à 8 h 35 min

    Bonjour et bienvenue Annie sur ce blog !
    Ayant l’habitude de vous croiser sur celui de Fred, vous verrez les deux se complètent si bien !
    Nous avons beaucoup de chance d’avoir ces deux grands de la chanson, pour nous informer, nous faire partager leurs coups de cœur qui sont souvent les nôtres !

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  8. Nicolas Mouton 7 juillet 2012 à 14 h 23 min

    Bonjour à tous,
    Je découvre avec beaucoup de plaisir ce blog, et les commentaires passionnés de ses lecteurs.
    En publiant dans la NRF ce bel entretien d’Aragon que j’ai découvert il y a quelques années en préparant ma thèse, je craignais qu’il ne passe inaperçu (malheureusement les revues littéraires ont un public restreint).
    Grâce au Nouvel Obs et à la curiosité de passionnés comme vous, la parole du poète se diffuse et rencontrera, je l’espère, de nouveaux amateurs. Une preuve de plus de la force de la chanson.
    Je voulais, passant ici, vous exprimer ma sympathie et ma gratitude.
    Merci à Aragon ; et merci à vous de l’avoir si bien lu !
    N.M.

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