Jeanne Cherhal : la femme e(s)t l’eau

Jeanne Cherhal (photo Vincent Capraro)
Un article de Claude Guerre,
Six ans ou presque que Jeanne Cherhal ne nous avait pas offert d’album, mais il ne faut jamais se fier aux apparences avec cette autrice : la période n’a pas été de tout repos ; elle lui a au contraire permis de multiplier les expériences artistiques – littéraires (publication de deux livres), cinématographiques (le rôle d’une commissaire de police enquêtant sur un prédateur sexuel dans Un silence de Joachim Lafosse) et cinématographico-cantographiques (une chanson pour Mélanie Thierry dans Tralala des frères Larrieu et trois pour Catherine Deneuve dans Yokai, le monde des esprits d’Eric Khoo, sans oublier la tournée Cinéma ! En piano-voix). Le nouvel album conserve d’ailleurs des traces de cette cinéphilie avouée avec le très second degré Jean et La maman et la putain, un titre emprunté au célèbre film de Jean Eustache.
Il n’a sans doute pas non plus été de tout repos d’être dans le même temps « remerciée » par Barclay, la firme qui avait déjà fait subir le même sort à Claude Nougaro dans les années quatre-vingts, et pour les mêmes raisons : ventes insuffisantes. Une preuve supplémentaire si besoin en était encore que le talent compte pour bien peu au regard de la rentabilité dans les multinationales de la culture de masse, mais une belle occasion pour Cherhal de renouer avec l’autoproduction de ses débuts (l’album En même temps… de 2003) par le biais d’une association entre la maison d’édition qu’elle a fondée en 2006 (Tibia) et son tourneur (Décibels Productions). Ne parlons pas pour autant de liberté retrouvée : tous les disques de l’artiste témoignent qu’elle ne l’a jamais perdue.
Il ne faut pas non plus se fier aux apparences très show-business du visuel du disque, avec ses photos aussi artificielles que glamour qui contrastent de façon saisissante avec la simplicité brute de celles de Histoire de J. et de L’an 40. Une seule écoute permet en effet de constater que le nouvel opus, loin de rompre avec la cohérence d’une œuvre déjà hors pair, se situe dans la continuité des thèmes et du style de l’artiste. Le titre (Jeanne), qui renvoie des échos de deux des disques précédents (Jeanne Cherhal et Histoire de J.), affirme d’ailleurs d’emblée que nous avons comme toujours affaire à un autoportrait en chanson(s). La chanteuse n’a jamais cessé et ne cesse pas ici de creuser ce sillon, à la manière d’Annie Ernaux (son écrivain préféré) dans ses œuvres littéraires.
Que nous disent ces autoportraits ? Avant tout que Jeanne Cherhal est hypersensible aux maux du moi (après Mes problèmes de relation, L’oreille coupée, Le feu aux joues et tant d’autres chansons, voici La vie est trop courte et son merci aux anxiolytiques) et surtout du monde (après On dirait que c’est normal, Le tissu, Noxolo et tant d’autres chansons, voici Le cri des loups et Sous les toits). Le cri des loups (qui se termine par quelques mots d’Emmanuel Macron, histoire de rappeler des promesses non tenues en matière de protection des femmes) et sa dénonciation du harcèlement sexuel ; Sous les toits et sa dénonciation des violences conjugales comme de la passivité sociale dont elles bénéficient. Le féminisme est donc plus que jamais au cœur de la thématique cherhalienne. Un féminisme qui se distingue à peine du féminin et qui, pour l’autrice, est inhérent au fait d’être une femme : La maman et la putain (« car je suis, j’en fais l’aveu / l’une ou l’autre quand je veux » : confession sans fard mais plus encore déconstruction subtile des stéréotypes de la femme au temps du patriarcat) et La marée (qui résonne en écho aux règles douloureuses de 12 fois par an) le prouvent à l’évidence.
Mais le féminisme selon Cherhal n’est pas synonyme, comme chez certaines de ses sœurs d’armes, d’hostilité à l’égard des hommes. Cinq des treize chansons de l’album disent même sans ambages l’attrait de la chanteuse pour la gent masculine, à commencer par Faut plus qu’on se revoie, occasion d’un duo très chaud avec Benjamin Biolay et suite « 15 ans après » de Brandt rhapsodie. Biolay, réalisateur et arrangeur de l’album, que Cherhal présente malicieusement comme sa « muse » (une savoureuse inversion d’un rapport de genre fréquent dans les milieux artistiques à l’époque du mâle triomphant) et à qui le disque doit surtout, pour la première fois dans l’œuvre de l’autrice, l’apport d’un quatuor à cordes, ce qui lui donne une pâte musicale plus épaisse que dans les précédents. On peut le regretter, tout comme l’absence de ce minimalisme répétitif que la compositrice affectionne d’ordinaire (cf. Plus rien ne me fera mal, César, Soixante-neuf…). Heureusement, le piano est toujours là, et joué de main de maître par Cherhal elle-même.
Jeanne ne manque pas non plus de rappeler que l’eau est l’élément fondamental de l’univers de l’autrice. Implicitement associée à la femme (même si Foutue parle un peu trop bizarrement d’une « eau mi-femelle et mi-mâle »), elle irrigue d’abord les métaphores qui marquent son art poétique, non seulement dans les trois chansons dont le titre fait référence à cet élément (l’enchanteresse Rodrigues, divisée en deux parties gravées en ouverture et en conclusion du disque, et l’extraordinaire La marée), mais aussi au hasard de l’inspiration (« les loups que j’ai connus / marquaient leur territoire / certains même pissaient dru / le flot de leurs histoires » dans Le cri des loups ; « quand les eaux tranquilles se sont réveillées » dès le premier couplet de Faut plus qu’on se revoie). L’eau se traduit ensuite par une remarquable fluidité des mots et du chant, malgré des textes fortement structurés par les rimes et la métrique. Les alexandrins des couplets de La marée sont par exemple édifiants dans cette façon de couler de source : « qu’il me fut doux le temps de la mer sans marée / sans la marée de sang chaque mois remontée / presque une année à blanc sans les jours à compter / j’étais un océan, un bateau amarré ».
Si l’album parcourt ainsi un univers déjà bien balisé, il présente pourtant une innovation majeure, que son autrice, toujours trop modeste, passe complètement sous silence dans le livret comme dans ses entretiens avec les journalistes : elle y met pour la première fois des poèmes en chansons. Deux poèmes pour être exact, tous deux extraits de Couleurs primitives, un recueil paru en 2022 et signé… Jeanne Cherhal. Si l’adaptation respecte à la lettre le texte (sublime) de Sahara, le sensuel Charbon devient Hitachi Magic Wand, marqué par le transformation totale d’un de ses quatrains et l’introduction du nom du vibromasseur concerné en guise de refrain, ou plutôt de leitmotiv. Voilà qui ouvre de nouveaux horizons pour les disques à venir : la chanteuse ne déclare-t-elle pas depuis des années qu’elle rêve de mettre Une charogne de Baudelaire en chanson ? Et à quand des emprunts à René-Guy Cadou, son « pays », dont elle semble souvent si proche ?
Le site de Jeanne Cherhal, c’est ici ; ce que NosEnchanteurs a déjà dit d’elle, c’est là.
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