CMS

Jacques Doyen, 1929-2022

Jacques Doyen/Rémi Clary (photo non créditée)

Jacques Doyen/Rémi Clary (photo non créditée)

Durant bien trois années, plus peut-être, j’ai eu le privilège de lui téléphoner chaque dimanche, à dix heures trente pétantes, un appel, un second, il décrochait et, de sa voix douce : « bonjour Michel ». Nous bavardions parfois peu, parfois plus. C’est Lavilliers qui, à son insu, nous avait fait nous rencontrer. Doyen dans un petit appartement confiné de Caen, qui sentait le renfermé, persuadé qu’il était que sa voisine le terrorisait ; moi près de Saint-Étienne… Parfois, il entrouvrait pour moi sa boîte à souvenirs. Parfois, hypocondriaque qu’il était depuis longtemps, depuis toujours, il abrégeait la conversation cause à son état de malade chronique.

A cette époque, je travaillais sur une biographie de Lavilliers. Lui aimait Nanar et n’avait pour lui que des souvenirs attendris : quand, après le départ des clients de La Contrescarpe, ils se retrouvaient ensemble, à déclamer des poèmes, à chanter La Chanson de Lola du film de Demy… Les disques récents de Lavilliers recèlent secrètement des souvenirs de Doyen, des textes que ce dernier disait et que désormais Lavilliers interprète…

Je n’ai jamais vu Jacques Doyen en scène. Je n’ai qu’un peu, un petit peu, de ses souvenirs. Et ce que m’en ont dit Jacques Bertin, Anne Sylvestre et Francesca Solleville. Ce que j’en ai lu aussi, notamment sur un livre de Moustaki, avec qui Doyen était grand ami. C’est même Doyen qui avait poussé Jo à chanter ses propres textes après que Piaf l’ait plaqué. Moustaki l’avait rencontré au Milord l’Arsouille : Doyen allait devenir son premier interprète : « C’était probablement le talent le plus prometteur de tous ceux qui se succédaient sur la scène de ce cabaret. Qu’il ait accepté de chanter mes premières œuvres au Milord et dans divers programmes de radio a été pour moi un stimulant décisif dans ma détermination d’entrer dans la carrière. »

119065806Doyen était lui-même chanteur interprète, sous le blase de Rémi Clary, à chanter Bruant, Lemarque et autres du même et excellent tonneau. Il fera un jour le choix de n’être que diseur, au physique de Pierrot triste qui n’était pas sans rappeler à la fois Serge Reggiani et Jean-Louis Barrault. Un diseur qu’on a dit être le meilleur de tous : imaginez ce temps où, avec rare enthousiasme, on prenait son billet pour aller au théâtre entendre un artiste qui dit du Paul Valery, du Jules Laforgue, de l’Apollinaire et du Rimbaud, du Cendrars, du Cocteau, du Mallarmé, du Villon, de l’Aragon et de l’Éluard… C’était Récital de poésie, comme le titre d’un de ses albums (collection La fine fleur n°6). Mine de rien, Doyen a donné ses spectacles partout, dans des théâtres comme en cabarets, même à la cour des grands, en France et ailleurs : il aimait narrer ces souvenirs-là, les grandes rencontres de ces rois et présidents qui l’appréciaient…

Il se fixera à Caen à sa retraite, en fait là où il donna ses ultimes représentations, pour vivre dès lors dans le silence et le dénuement le plus complet. Depuis cinq ans dans un Ehpad, Jacques Doyen est mort paisiblement ce lundi à presque 93 ans, succombant à un cancer déclaré depuis pas même deux mois.

Adieu Jacques.

 

« Jacques Bertin et Jacques Doyen à La Fine fleur, de Luc Bérimont – 1967 » : Image de prévisualisation YouTube
Avec Jacques Lasry, compositeur cristal Baschet, Rimbaud, « Roman » 1967 : Image de prévisualisation YouTube
Avec Jac Berrocal, rock-jazz expérimental, Allen Ginsberg, « Sacré » 1983 : Image de prévisualisation YouTube

7 Réponses à Jacques Doyen, 1929-2022

  1. babou 16 février 2022 à 20 h 38 min

    Une voix inoubliable, du grand art. Merci Michel de lui rendre ce touchant hommage.

    Répondre
  2. Bruno Ruiz 17 février 2022 à 9 h 18 min

    Jacques Doyen nous a quitté. Peu de spectateurs s’en souviennent. Ce n’était pas un chanteur. C’était un diseur de poèmes comme il n’en existe plus aujourd’hui. Je me souviens des enregistrements de poèmes de Jacques Bertin sur son disque « Ne parlez pas ». J’avais trouvé formidable qu’un chanteur invite un comédien à dire ses poèmes sur son disque de chansons. Personne ne le faisait. Bien plus tard, j’ai eu l’occasion de bien connaître Jean Signé qui lui aussi était (est toujours !) un merveilleux passeur de poèmes, lequel avait fait partie de l’aventure des Poémiens dans les années 1960.
    Jacques Doyen était adepte de la diction neutre, sans effet de manche, laissant toute la place au poème. Il servait le texte comme il disait. Il ne s’en servait pas. Pourtant, en réécoutant aujourd’hui ses précieux enregistrements, je trouve que sa seule présence, sa voix, son choix de textes , tout cela semble l’inverse d’un effacement. Il donne un relief aux mots, à la prosodie. Il incarne viscéralement le poème, ce qui semble contredire totalement cette soit-disant neutralité dont il se réclamait. Par la présence de sa voix, sa posture de diseur, sa sobriété gestuelle, Jacques Doyen fut pour moi un être fondateur.
    Je dois dire que je ne comprends pas pourquoi aujourd’hui il n’existe plus de comédiens comme lui qui décide de donner des récitals comme il le faisait. Il y a bien des slameurs qui sont quelquefois intéressants, mais, à ma connaissance, peu d’entre eux se lancent dans un récital de poèmes écrits par d’autres, ou appartenant au répertoire. Un bon récital de poèmes, sans musique ni mise en scène, me semblerait pourtant bien plus intéressant qu’un mauvais récital de chansons. Mais les temps sont ainsi. Nous vivons une époque peut-être obstinée dans ses formats alors qu’elle se targue d’une grande variété.
    Salut Jacques. Ton talent et ton parcours d’artiste n’aura pas été vain. Ta voix profonde reste gravée dans quelques têtes.
    Comme une lampe allumée dirait un autre Jacques…

    Répondre
  3. Germinal Le Dantec 17 février 2022 à 17 h 51 min

    Si souvent ensemble à l’affiche de chez Arlette (ou Marot) à la « Contre ». A la récré, après la fermeture des portes du cabaret, il revenait à ses premiers amours : chanter (comme Piaf) des chansons réalistes de Fréhel, Damia et autres qui avaient le don de nous émerveiller, tant il y mettait de sensibilité. C’était un être frémissant, adorable, un poème vivant ! Je suis très triste.

    Répondre
  4. Jean-louis Zaccaron 17 février 2022 à 17 h 52 min

    Un grand diseur et aussi un auteur il a écrit de merveilleux contes qui ont été publiés. un grand souvenir de mes 23 ans avec les amis Marc Ogeret, Helène Martin et un grand passeur inconnu de tous, Roger Piault, créateur du label Chansons d’Orphée sur lequel ont enregistrés outre Jacques Doyen Michel Aubert Marc Ogeret et Béatrice Arnac.

    Répondre
  5. Claude Servajean 30 mars 2022 à 18 h 20 min

    Lorsque je chantais au Bateau Ivre à la Mouff, j’ai très bien connu Jacques Doyen, formidable diseur, à l’extrême sensibilité ce qui a conditionné son caractère ombrageux et hypocondriaque. Chacun de ses récitals était un pur moment de bonheur!! Voilà quelqu’un qui savait remplir les mots de leur contenu! C’est une grande perte pour la poésie…

    Répondre
  6. sylvie 8 janvier 2023 à 13 h 24 min

    bonjour. on le voit dire villon ici, à 13′ : https://youtu.be/k_LWPPDYI4w. c’est très beau, et toute l’émission est belle. « Il y a 25 ans la Colombe – Émission diffusée le 23 décembre 1982 sur Antenne 2
    On y voit plusieurs artistes ayant fait leurs débuts au cabaret LA COLOMBE à Paris entre 1954 et 1964.
    Dont Guy Béart, Anne Sylvestre, Hélène Martin, Francesca Solleville, Bernard Haller, Muller et Guybet, Avron et Evrard, Brigitte Sauvane, Paul Barrault, etc. et bien sûr le patron de LA COLOMBE, Michel Valette. »

    Répondre
  7. Yvan Gradis 18 mars 2024 à 16 h 31 min

    Bonjour,
    Diseur de poèmes bénévole, je récite par cœur (au pied levé, sans sonorisation) 157 poèmes de 47 poètes du XVe au XXle siècle, en français, allemand, anglais, polonais. Ma particularité : c’est le public qui choisit les poèmes qu’il souhaite me voir dire, dans mon répertoire qu’il a en mains. Absent des réseaux sociaux, je compte sur le bouche-à-oreille. Prochains récitals : 20 mars, 14 h-16 h, sur le pont des Arts (Paris) ; 26 mars, 18 h 30-20 h, et 31 mars, 14 h 30-16 h, au Théâtre du Nord-Ouest (Paris). Yvan Gradis (0617787483)

    Répondre

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

code

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>

Archives